• Un roi sans divertissement- Giono    

    Extrait n° 3 - L’excipit : La mort de Langlois

    On était quand même arrivé à savoir à peu près quelque chose. La neige était donc tombée. Le pays était tout blanc. Langlois était arrivé chez Anselmie. Il n’était pas entré. Il avait ouvert la porte et il avait crié :

    - Est-ce que tu es là ?

    - Bien sûr que je suis là, avait dit Anselmie.

    - Amène-toi, avait dit Langlois.

    - Pourquoi est-ce qu’il faut que je m’amène ? avait dit Anselmie.

    - Discute pas, avait dit Langlois.

    - Vous me laisserez jeter mon poireau dans la soupe ? avait dit Anselmie ?

    - Dépêche, avait dit Langlois.

    - Il avait une voix, dit Anselmie, que j’en ai lâché mon poireau et que je suis venue tout de suite.

    - Quelle voix ? lui demandâmes-nous. Parle. Le procureur va venir, tu sais. Et lui te fera parler.

    - Bien, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, dit Anselmie, il était en colère, quoi !

    - Langlois ?

    - Oui, c’était une voix en colère.

    - Bon. Alors, tu es venue et, est-ce qu’il était en colère ?

    - Oh ! pas du tout.

    - Comment était-il ?

    - Comme d’habitude.

    - Pas plus ?

    - Pas plus quoi ? Non, comme d’habitude.

    - Il n’avait pas l’air fou ?

    - Lui ? Ah ! bien alors, vous autres ! Fou ? Vous n’y êtes plus ! Pas du tout, il était comme d’habitude.

    - Il n’avait pas l’air méchant ?

    - Mais non. Puisque je vous dis qu’il était comme d’habitude. Vous savez qu’il n’était pas très rigolo ; bien, il continuait à n’être pas très rigolo, mais tout juste. Bien gentil, quoi !

    - Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

    - Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » - « Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai dit : « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai attrapé une oie.

       Comme elle arrête, on lui dit un peu rudement :

    - Eh bien, parle.

    - Bien, voilà, dit Anselmie…C’est tout.

    - Comment, c’est tout ?

    - Bien oui, c’est tout. Il me dit : « Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.

    - Où ?

    - Où quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.                                       

    - Où qu’il était ce billot ?

    - Sous le hangar, pardi.

    - Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?

    - Se tenait à l’écart.      

    - Où ?

    - Dehors le hangar.

    - Dans la neige ?

    - Oh ! il y en avait si peu.

    - Mais parle. Et on la bouscule.

    - Vous m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout c’est que c’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

     

       Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.

       Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare, il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.

       Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.

       Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?

     

     

                                                                                 

                                                                   

     

     

     

     

                                      Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.


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  • http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1980_num_37_1_1189

    Etude de ce passage mythique ; comment Perceval se révèle à lui-même et découvre sa relation avec les femmes.

    Annexes- Perceval: le sang sur la neige : le détail et son inconscient

     


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  •  

    Perceval et les trois gouttes de sang sur la neige

     

    Annexes : Pascal et Chrétien de Troyes

     

    http://www.labyrinthiques.fr/2010/01/12/trois-gouttes-de-sang-trois/

    Jamais silence, jamais sidé­ra­tion, jamais trois gouttes de sang n’auront jamais fait cou­ler autant d’encre rouge et noir… Déci­dé­ment Chré­tien de Troyes, dont je vous ai déjà parlé, figure parmi les plus grands ins­ti­ga­teurs des mythes lit­té­raires occi­den­taux, lui qui écrit en inci­pit de Perceval :

    Qui sème peu récolte peu, et qui veut faire une belle récolte doit plan­ter sa semence en un lieu propre à la lui rendre au cen­tuple. Car en terre qui ne vaut rien, la semence sèche et meurt. Chré­tien plante et sème un roman qu’il com­mence, et il le sème en un si bon lieu qu’il ne pourra pas ne pas lui rap­por­ter beau­coup.

    Qui petit seme, petit quialt, / Et qui auques recoillir vialt, / An tel leu sa semance espande / Que fruit a cent dobles li rande ; / Car an terre qui rien ne vaut / Bone semance i seche et faut. / Crestïens seme et fet semance / D’un romans que il anco­mance / Et si le seme an si bon leu / Qu’il ne puet estre sanz grant preu.

    De quoi s’agit-il ? De Per­ce­val cette fois ! L’épisode se passe au moment où il est sur le point de ren­con­trer la cour du Roi Arthur qui va le faire che­va­lier. Sou­dain un vol d’oies sau­vages pour­chas­sées par un fau­con. Le fau­con en blesse une, qui tombe. Celle-ci, visi­ble­ment bles­sée, par­vient quand même à s’échapper en lais­sant der­rière elle, sur la sur­face blanche et pou­drée de la neige, trois gouttes de sang.

     

    L’oie avait été atteinte au cou et elle per­dit trois gouttes de sang qui se répan­dirent sur la neige blanche, telle une cou­leur natu­relle.
    Elle n’avait pas été bles­sée au point de res­ter à terre et de lais­ser à Per­ce­val le temps d’arriver jusqu’à elle.
    Elle avait donc repris son vol et Per­ce­val ne vit que la neige fou­lée, là où l’oie s’était abat­tue, et le sang qui appa­rais­sait encore.
    Il prit appui sur sa lance et contem­pla la res­sem­blance qu’il y décou­vrait : le sang uni à la neige lui rap­pelle le teint frais du visage de son amie, et, tout à cette pen­sée, il s’en oublie lui-même.
    Sur son visage, pense-t-il, le rouge se détache sur le blanc exac­te­ment comme le font les gouttes de sang sur le blanc de la neige.
    Plongé dans sa contem­pla­tion, il croit vrai­ment voir, tant il y prend plai­sir, les fraîches cou­leurs du visage de son amie qui est si belle. Per­ce­val passa tout le petit matin à rêver sur ces gouttes de sang, jusqu’au moment où sor­tirent des tentes des écuyers qui, en le voyant ainsi perdu dans sa rêve­rie, crurent qu’il sommeillait.

    TRA­DUC­TION J. RIBARD.
    LE CONTE DU GRAAL, ÉD. HONORÉ CHAMPION

    Trois gouttes de sang

    La scène est presque d’une bana­lité décon­cer­tante. Le motif des trois gouttes de sang est d’une charge sym­bo­lique assez maigre (bien sûr les conti­nua­teurs chré­tiens de Chré­tien de Troyes y ver­ront le sang du Christ tombé de la lance de Joseph D’Arimathie mais tel n’est pas le sujet de la sidé­ra­tion de notre che­va­lier). L’analogie chro­ma­tique (contraste sang/neige contre les cou­leurs du visage de son amie, Blan­che­fleur) un peu for­cée… Mais qu’est-ce donc qui cap­tive aussi inten­sé­ment le regard de Per­ce­val au point qu’il s’en oublie lui-même ? C’est tout le mys­tère, le Graal de cette scène. Un Qui­gnard voit dans ce pen­sif un être par­venu au bord du lan­gage, au bout du mot qui reste inter­dit au bout de la langue, de ce lan­gage qui ne par­vient plus à jaillir face au vide, au réel éblouis­sant qui suit l’instant de cette pré­da­tion1.

    Roland Barthes, sans aucun doute, y décè­le­rait l’origine du punc­tum de l’image, ce détail poi­gnant qui vient trans­per­cer et piquer au vif le regar­dant. Reli­sons sa défi­ni­tion du punctum :

    Le second élément vient cas­ser (ou scan­der) le stu­dium. Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le cher­cher (comme j’investis de ma conscience sou­ve­raine le champ du stu­dium), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me per­cer. Un mot existe en latin pour dési­gner cette bles­sure, cette piqûre, cette marque faite par un ins­tru­ment pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il ren­voie aussi à l’idée de ponc­tua­tion et que les pho­tos dont je parle sont en effet comme ponc­tuées, par­fois même mou­che­tées, de ces points sen­sibles ; pré­ci­sé­ment, ces marques, ces bles­sures sont des points. Ce second élément qui vient déran­ger le stu­dium, je l’appellerai donc le punc­tum ; car punc­tum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite cou­pure – et aussi coup de dés. Le punc­tum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meur­trit, me poigne).

    Roland Barthes, La Chambre claire,
    Garnier-Flammarion, pp. 48 – 49

    Annexes : Perceval- Chrétien de Troyes

     

     

     La Référence à Pascal : cf. explication et citations de Pascal sur le site:

    http://elisabeth.kennel.perso.neuf.fr/le_sans_du_titre.htm

     

    LE SENS DU TITRE    

        En choisissant pour titre Un roi sans divertissementGiono inscrit sa chronique dans un rapport d'intertextualité évident avec Les Pensées de Pascal, même si l'absence de guillemets et de points de suspension puisqu'il ne s'agit que d'une partie de la phrase pascalienne) feignent d'échapper à la citation. 
        En effet, le titre trouve son achèvement dans la dernière phrase de la chronique : " Un roi sans divertissement est un homme plein de misères." La citation exacte de Pascal qui clôt le texte confirme la référence intertextuelle. le titre et la dernière phrase se font écho : le texte s'ouvre et se ferme sur le thème de l'ennui. Par l'artifice d'une question rhétorique, 
    Giono renvoie le lecteur à la lecture de Pascal, clé nécessaire pour comprendre sa chronique. En effet, dans les fragments 168, 169 ( édition de Philippe Sellier) Pascal traite largement du divertissement comme moyen privilégié pour l'homme d'échapper à sa condition, à savoir être mortel. 

        Le titre crée donc un horizon d'attente puisque sont déjà inscrits dans cette formule, le sujet du livre, il va s'agir de parler d'un personnage dominé par l'absence de divertissement et les thèmes dominants :
            - celui de l'ennui
            - celui de la nécessité du divertissement, implicitement
            - celui de la condition humaine, implicitement
        Par ailleurs, le titre suggère des questions : 
            - qu'arrive-t-il à ce roi sans divertissement ?
            - pourquoi ne parvient-il pas à se divertir ?
            - comment faire pour se divertir ?    
        
    De plus, le titre met l'homme au centre du roman, ce que confirme Giono dans ses notes : " Mettre l'homme avant la nature).
        Enfin, c'est plus une réflexion d'ordre philosophique qui est annoncée qu'un récit romanesque.

        Cependant, la référence à Pascal est à nuancer. Tout d'abord, Giono n'évoque pas tel ou tel monarque comme Pascal, mais le terme "roi" désigne ici un homme en particulier ( je devrais dire deux, puisque Monsieur V se trouve dans la même situation que Langlois, mais il occupe une moindre place dans la chronique), Langlois, qui plus que les autres personnages ne parvient pas à combler le vide de sa vie ni à se détourner de son ennui. Certes Langlois, comme l'évoque Pascal, prend plus de plaisir " à la chasse qu'à la prise", mais pour Pascal, l'homme se détourne de lui-même en se divertissant et s'éloigne de ce qui devrait constituer sa véritable quête, à savoir Dieu. Aucune résonance religieuse ou mystique dans le texte de  Giono, il s'agit simplement de remplir le vide de l'existence en se divertissant. Langlois épuise tous les divertissements ( chasse à l'homme, chasse au loup, fête, mariage...) qui sont à sa disposition. Il est vrai toutefois que le divertissement n'est pas une réponse à l'ennui de Langlois puisqu'à la fin il se suicide. pour Giono, le tragique de l'homme ne réside pas dans sa condition d'être mortel mais dans son ennui. lui-même précise les circonstances qui ont présidé à l'écriture d'Un roi sans divertissement", alors qu'il était en vacances" Je commençais à m'ennuyer ; il n'y avait pas de table, rien qu'une petite table de toilette, une  cuvette et un pot à eau ; j'ai écarté la cuvette et j'ai commencé à écrire " Un roi sans divertissement" . Par ailleurs il confie dans ses entretiens : " Si j'invente des personnages et si j'écris, c'est tout simplement parce que je suis aux prises avec la plus grande malédiction de l'univers [...] c'est l'ennui."

     

    Fragment 169 : Divertissement

       " La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue qu'il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux que de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ses vains amusements qu'à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de la laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'épreuve. Qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un roi plein de misères ( c'est moi qui souligne) Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait pas de vide. C'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est s'il y pense."

                                         

     

     


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  • Problématique : En quoi cet épilogue éclaire-t-il le sens du titre et de l'oeuvre?

    I- Un récit polyphonique et énigmatique.

    1. Les villageois
    2. Anselmie
    3. Le narrateur

     

    II- Langlois : un personnage royal

    1. Fascination sur les autres
    2. Une âme supérieure
    3. Un suicide spectaculaire

     

    III- La clé de l'oeuvre

    1. La nature humaine : complexe, impossibilité d'atteindre  la vérité.
    2. Intertextualité : une fin symbolique.

     

    Un roi sans divertissement : étude de l'épilogue.

    Commentaire

    I- Un récit polyphonique et énigmatique :

    Le dénouement nous est raconté selon différents points de vue et à l'aide de trois récits emboîtés : Anselmie raconte aux villageois dont les descendants  raconteront au narrateur qui raconte aux lecteurs. Si l'on considère également le nombre d'années qui sépare chacun des récits de l'époque à laquelle les faits se sont déroulés, on peut considérer que ces témoignages ne sont pas obligatoirement très sûrs ni très précis ( suicide de Langlois et récit d'Anselmie: 1848- Récit de Saucisse reprenant le récit des villageois : 1868. Récit du narrateur : 1946) . Cette multiplicité des voix narratives montre une nouvelle fois, comme dans l'ensemble de l'oeuvre, que tout est affaire de points de vue. Au lecteur d'interpréter les faits, de chercher sa vérité, d'essayer de comprendre ainsi que procédaient les "amateurs d 'âme" de ce roman.

    1. Les Villageois :

    - informations vagues : "on " imprécis, groupe de villageois + "nous" (l.1, 14) + modalisateur " à peu près" + "quelque chose"(l.1)

    - emploi du plus-que-parfait, faits antérieurs, pas témoins directs : "Langlois était arrivé(...) il avait ouvert la porte". ( 2,3)

    - interrogations "policières".

    • ils harcèlent Anselmie de questions :  Quelle voix? Qu'est-ce qu'il a dit?  Où? Et Langlois qu'est-ce qu'il faisait?
    • difficultés à obtenir de précisions , ils doivent sans cesse relancer Anselmie  : Parle, le procureur va venir, tu sais. Et lui te fera parler. / On lui dit un peu rudement : Eh bien parle/ Mais parle. Et on la bouscule. Les villageois la presse d'ordres et de menaces.

     

    2. - Anselmie :

    - Giono a choisi le personnage le plus buté pour raconter la mort de Langlois. A aucun moment, elle ne cherche à comprendre ou à interpréter.

    • Elle ne relate que les faits, dans un langage très familier : (l.30 à l.32) Il m'a dit : "Est-ce que tu as des oies?" J'y ai dit "Oui, j'ai des oies ; ça dépend." -"Va m'en chercher une." J'y dis : "Sont pas très grasses", mais il a insisté, alors j'y ai dit :"Eh bien venez." On a fait le tour du hangar et j'y ai attrapé une oie. Pour Anselmie, les oies sont destinées à être mangées, elle ne cherche pas à comprendre pourquoi Langlois veut en sacrifier une qui n'est pas assez grasse. Elle parle et agit comme un automate, sans trop réfléchir. Elle se perd dans les détails.
    • Elle est très laconique, ne parvient pas à développer le récit. Dans un dialogue bouclé, elle ne fait que reprendre les mots de ses interlocuteurs sans pouvoir apporter les réponses attendues :  Pas plus? Pas plus quoi? / C'est tout...Comment c'est tout? Bien oui, c'est tout/ Où? Où quoi?
    • Elle se contredit : Il était en colère, quoi ! -Langlois? -Oui, c'était une voix en colère. -Bon. Alors, tu es venue et, est-ce qu'il était en colère? -Oh ! pas du tout.
    • A plusieurs reprises, elle exprime son incapacité à en dire davantage : Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ...(15)/Vous m'ennuyez à la fin...(51)/ Bien, voilà, dit Anselmie...C'est tout. (35)/Bien oui, c'est tout. (37)/ Je vous dis que c'est tout. Si je vous dis que c'est tout c'est que c'est tout, nom de nom.(51-52)

     

    3. Le narrateur :

    Son savoir est tout aussi incomplet et incertain. Il n'est pas omniscient, il ne peut émettre que des suppositions d'après les différents témoignages recueillis. 98 ans ont passé depuis le suicide de Langlois.

    - il émet des hypothèses : Eh bien , voilà ce qu'il dut faire (62)

    - il tente de reconstituer la scène en se basant sur les habitudes de Langlois dont on lui a parlé : Il ouvrit, comme d'habitude, la boite de cigares (63-64)/ Delphine et Saucisse regardèrent comme d'habitude...(66).

    Le suicide de Langlois nous parvient donc à travers un témoignage lointain, borné  et lacunaire repris par le narrateur des années après et qui comble les silences par des suppositions droit sorties de son imagination. Au lecteur, une nouvelle fois, de chercher à comprendre et à déchiffrer les non-dits.

     

    II- Langlois : un personnage royal

    Depuis sa première apparition, Langlois apparaît comme une âme supérieure au charisme puissant et à l'autorité naturelle. Jusqu'au bout, il exercera la même impression sur son entourage.

    1. La fascination sur les autres :

    - Il n'a qu'à parler pour qu'Anselmie obéisse aussitôt à tous ses ordres.  Quand il ne la questionne pas, il ne s'adresse à elle que sur le mode injonctif : Amène-toi/ Discute pas/ Dépêche/ Va m'en chercher une/ Coupe-lui la tête (7-9-12-30-37)

    - Anselmie obéit sans discuterIl avait une voix que j'en ai lâché mon poireau tout de suite. (13)/ Il me dit : "Coupe-lui la tête"? J'ai pris le couperet, j'ai coupé la tête à l'oie."(38) L'asyndète montre la rapidité de l'exécution sans chercher de cause logique. Langlois dit, on obéit.

    - Les villageois sont totalement obsédés par Langlois. Ils veulent absolument tout savoir de lui, il occupe leur esprit. Toutes les questions le concernent : Quelle était sa voix?  Comment était-il? Que disait-il? Où était-il? Que faisait-il? ( 14-20-29-44-46 ) 

     

    2. Une âme supérieure:

    - de l'assurance , de la volonté: ne tergiverse pas. Série d'ordres brefs, insistance (31)...+capable de supporter ses pulsions jusqu'au moment choisi ; "Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu'à la soupe". (62). L'adverbe "enfin", ligne 69, exprime le soulagement de celui qui a attendu le plus longtemps possible.

    - du calme, de la sérénité, une grande domination de soi-même : insistance tout au long du passage, que ce soit dans la bouche d'Anselmie ou celle du narrateur, sur le fait que Langlois est imperturbable, semblable à lui-même. Pas de perturbation apparente :

    • -Comment était-il? -Comme d'habitude. (20-21)
    • -Pas plus? - Non, comme d'habitude (21-22)
    • -Vous n'y êtes plus ! Pas du tout, il était comme d'habitude. (25)
    • - Puisque je vous dis qu'il était comme d'habitude (27).
    • Il ouvrit, comme d'habitude, la boite de cigares et sortit pour fumer (64).
    • Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d'habitude, la petite braise (...), c'était le grésillement de la mèche.

     

    3. Un suicide spectaculaire :

    Le suicide d'un justicier qui se supprime pour protéger son entourage, qui se fait justice lui-même. Ce n'est pas un renoncement à la vie, mais la décision courageuse de se tuer pour ne pas céder à ses pulsions, pour être plus fort que ses désirs. En cela, il est encore plus royal que M. V, que le loup, qui eux, ont cédé au crime.

    - une métaphore poétique  : le suicide est comparé à un superbe feu d'artifice. L'hyperbole se construit sur une série d'antithèses :

    • il ne fumait pas un cigare/il fumait une cartouche de dynamite
    • la petite braise/ le grésillement de la mèche
    • éclaboussement d'or, éclaira/ la nuit

    - une vision hyperbolique :

    • en un instant très bref "il y eut" passé simple pour une action brève + "pendant une seconde" pour insiste sur la fulgurance de l'instant.
    • la nuit devient le jour : "l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit". Une dernière fois, le thème de la beauté et de la couleur est lié à la mort et à la cruauté.
    • La tête de Langlois, au lieu d'être anéantie prend, enfin, comme si c'était son destin, "la dimensions de l'univers".

    Langlois n'est pas un personnage comme les autres, il a besoin de divertissements supérieurs. Son suicide semblait inévitable et nécessaire.

    III- La Clé de l'Oeuvre :

    1. Impossibilité d'atteindre la vérité :

    - la nature humaine est une énigme :

    • aucun point de vue interne de Langlois ni omniscience du narrateur : pas d'explication
    • les villageois s'en tiennent aux apparences :  :" Il n'avait pas l'air fou?" (24) "Il n'avait pas l'air méchant?" (26)
    • Anselmie, dans un monologue intérieur, s'en tient à ce qu'elle croit, sans demander d'explication à Langlois :'Et je me suis dit "il veut sans doute que tu la plumes" (55)/ "Je me suis dit :"Il n'est pas sourd, il t'a entendue. Quand il voudra, il viendra la chercher." (57-58)

    - les personnages "communs", comme tout le monde, se divertissent de l'angoisse existentielle par leurs occupations quotidiennes, sans s'apercevoir de ce qui se passe dans l'âme de Langlois:

    • Anselmie : ne pense qu'à sa soupe (10, 13,58) et à plumer l'oie ( 5 occurences de la ligne 55 à la ligne 60).
    • Saucisse et Delphine : l'une son tricot, l'autre le repos après le souper  (66)

    On ne peut se connaître à priori. Qui, au fond de soi, est attiré par la cruauté, la beauté du sang et de la mort? Qui est un meurtrier qui s'ignore?

    2. Intertextualité : une fin symbolique:

    En choisissant de faire allusion à deux œuvres littéraires , Giono nous offre une vision symbolique de la condition humaine :

    - la fascination pour  la beauté et le mal : 

    • A partir de la ligne 53, le lecteur comprend que Langlois n'a pas fait tuer l'oie pour la manger mais pour la regarder saigner : "Eh bien, il l'a regardée signer dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l'a rendue.
    • Langlois est totalement immobile, il n'agit plus, il est hypnotisé par la tache de sang (réécriture de Perceval" : insistance par la répétition des mêmes mots, repris plusieurs fois par Anselmie de la ligne 55 à la ligne 61 : "Il était toujours au même endroit. Planté. (...)Il ne m'a pas répondu et n'a pas bougé (...) Il était toujours là au même endroit. (...) Il n'a pas bougé. " La répétition  des adverbes de temps et de manière "toujours et"même" accentue l'effet d'immobilité.
    • Ce mutisme et cette immobilité sont également mis en valeur par le contraste perpétuel avec les paroles et l'agitation d'Anselmie qui continue à ne rien comprendre  et s'active et parle toute seule : Et je suis rentrée avec l'oie (...) Alors , je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j'ai regardé (...) J'y ai dit...(...) Et j'ai fait ma soupe (...)Je sors prendre du bois (...) J'y ai de nouveau dit (...) Alors je suis rentrée chercher l'oie pour la lui porter...
    • La durée de cette "pétrification" qui montre combien Langlois est absorbé par la beauté du mal, du sang sur la neige, est également accentuée par l'emploi de l'imparfait duratif et quelques repères temporels  comme"Est venu cinq heures. La nuit tombait", ainsi  que suggérée par le temps nécessaire à l'accomplissement des actions : "Alors je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée (...) Et j'ai fait ma soupe..."

    Le lecteur avisé continue lui-même à construire le sens du récit en comparant avec la fascination de Bergues pour le sang sur la neige ( après une journée de veille, il dira :" le sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c'était très beau.") puis celle de M. V qui choisit ses victimes pour la qualité de leur sang et celle du loup qui se perd dans la contemplation du sang du chien de Curnier sur le blanc de la neige. Langlois sait désormais qu'il a besoin de tuer, de verser le sang, et il vient sans doute de décider que ce sang sera le sien. Il est fasciné par le spectacle de la beauté des couleurs violemment contrastées, pour les prémisses de la cruauté qu'elles annoncent, divertissement plus puissant que tous les autres spectacles.

    - le besoin de se distraire de ses angoisses humaines :

     Le roman  se termine par une question : "Qui a dit : Un roi sans divertissement est un homme plein de misère?" En quoi cette phrase permet-elle d'interpréter le geste de Langlois à travers lequel Giono peint la condition humaine?

    • chez le philosophe Pascal, la phrase tirée des Pensées, évoque l'état de misère de l'homme sans Dieu. Même un roi, s'il n'est pas détourné de la vision tragique de la condition humaine grâce à de nombreux "divertissements", est un homme plein de misères. Seul la foi, la croyance en Dieu est le seul moyen pour l'homme de supporter le non sens de son existence et sa condition de mortel.
    • Chez Giono, pas de dimension religieuse. Encadrant le récit par le titre et la phrase de clôture, la référence à Pascal porte un autre  sens  : pour échapper à sa condition, Langlois refuse "les divertissements sanglants" qui permettent de fuir l'ennui de vivre. Il exerce seul son pouvoir et sa volonté, sans Dieu, et choisit un suicide qui lui permet le dépassement de toutes  les limites : en héros,   il atteint les dimensions de l'univers. La forme interrogative permet de prendre des distances avec la citation pascalienne.

    2 commentaires
  • Un Roi sans divertissement -  Giono

     

    Questions préparatoires à l'étude du roman     Questions préparatoires à l'étude du roman     Questions préparatoires à l'étude du roman

     

    Etude des personnages

    1. Qui est Langlois ? Quel rôle joue-t-il dans l’intrigue ? A quels moments apparaît-il dans l'histoire ?Quels sont les principaux traits de son caractère ? Comment interprétez-vous son changement lors de sa deuxième arrivée au village ? Pourquoi peut-on dire de lui qu'il est un roi?
    2. Présentez brièvement Saucisse et Madame Tim ( Physique et caractère). Quelle est leur fonction narrative ?
    3. V : que sait-on de lui et comment ?
    4. Frédéric II : Pourquoi est-il présent dès l'incipit ? En quoi fait-il progresser l’intrigue ?
    5. Qu'est-ce qui unit Saucisse, Madame Tim et le procureur par rapport à Langlois? Pourquoi peut-n dire que ce sont des amateurs d'âme?

     

    Etude de l’intrigue

    1. Où l’histoire se déroule-t-elle ? Le cadre vous semble-t-il réaliste ?
    2. Quel personnage disparaît en premier ?
    3. Quels événements postérieurs inquiètent le village ?
    4. Quand a lieu la deuxième disparition ? De qui s’agit-il ?
    5. Qui sont les deux dernières victimes ?
    6. Où découvre-t-on les cadavres des personnes disparues ?
    7. Comment le criminel est-il retrouvé ?
    8. Pourquoi Langlois démissionne-t-il ?
    9. Dans quelles circonstances revient-il au village ? Où s'installe-t-il ?
    10. Que se passe-t-il lors de la battue au loup ? Avec quel autre épisode du roman peut-on mettre en parallèle la fin de ce passage?
    11. A votre avis, qu'ont en commun la grande fête organisée par Madame Tim et le mariage de Langlois?
    12. Comment l'histoire de Langlois se termine-t-elle ?

     

    Etude de la temporalité dans le récit et des voix narratives

    - Plusieurs époques s’entremêlent, du XIXe siècle au XXe siècle. On peut en réalité distinguer cinq périodes distinctes, correspondant au temps de l’intrigue lui-même, puis aux différents témoignages et au récit du narrateur. Ainsi, plusieurs voix narratives s’enchâssent ou prennent le relais dans un va-et-vient constant entre passé et « présent » ( moment du récit).

    - Placez sur un axe chronologique les différents épisodes mentionnés ci-dessous :

    1843                        1848                                     1868                                                   1916                           1946

    __I___________I_________________I_____________________I_____________I_

     

    • Affaire M.V (intrigue)
    • Mariage de Langlois (récit de Saucisse)
    • Série de disparitions mystérieuses (intrigue)
    • La battue au loup (récit d’un vieux du village)
    • L’épisode de l’oie qui saigne sur la neige (récit de Saucisse)
    • L’épisode de l’oie qui saigne sur la neige (récit d’Anselmie)
    • Le suicide de Langlois (intrigue)
    • Le retour de Langlois (un vieux raconte)
    • La poursuite de M.V (point de vue interne de Frédéric)
    • Le narrateur raconte
    • La fête chez Mme Tim (Saucisse raconte)
    • La visite chez la brodeuse (récit de Saucisse

    - A votre avis, quel intérêt présente cette  multiplicité des voix narratives?

     

    Première interprétation  

    1. Quel rôle jouent dans l'histoire le hêtre, la neige et le sang ?
    2. Qu'ont en commun toutes les victimes?
    3. Pourquoi, dès sa première intervention au village, Langlois assure-t-il au curé que le meurtrier ne viendra pas pendant la messe de minuit? Qu'a-t-il commencé à comprendre?
    4. A votre avis, pourquoi  Langlois contemple-t-il secrètement le portrait chez  la brodeuse?
    5. Quelle est l'importance de la beauté, du début à la fin du récit ( à relier au hêtre, au sang et à la neige, aux personnages, à certains événements...)
    6. Lisez la présentation du roman dans la rubrique "Programme de 1ère" dans le menu de gauche : quel sens donnez-vous à la dernière phrase : Qui a dit : " Un roi sans divertissement est un homme plein de misères"?

    Réécriture : le film

    1. Quel rôle le procureur joue-t-il dans le film?
    2. Pourquoi Langlois est-il plus jeune?
    3. Pourquoi de nombreux personnages du roman ont-ils disparu dans le film?
    4. Quelle est la fonction de la couleur? 
    5. A quel moment du film comprend-on que Langlois est aussi tenté par la cruauté?
    6. Pourquoi les épisodes de la battue au loup et du meurtre de M. V. sont-ils inversés?

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