• Travail soigné : Analyse

    Pierre Lemaitre

    Travail soigné  : prix du Premier roman de Cognac, 2006.

    Robe de marié : prix du meilleur polar francophone 2009

    Cadres Noirs :   prix du polar européen du Point 2010

    Au revoir là-haut : prix Goncourt 2013

     

    Travail soigné !

    Un énigmatique livre policier sur le genre policier.

    Le titre lui va comme un gant : remarquable travail soigné du criminel mais aussi de l’auteur qui dans une série de revirements, de tours de passe-passe et de mises en abyme, réussit d’une main de maître à écrire un guide du genre policier sous forme de roman policier.

    Mais pourquoi ce genre au début méprisé, partie intégrante de la paralittérature (entendons par là de la « fausse » littérature), digne des romans de gare, a-t-il connu un tel succès, un tel essor au cours des dernières décennies ? Succès couronné en France et à l’étranger par la création de multiples prix littéraires et une vente de plus en plus importante auprès du grand public.

    Comment ce genre fonctionne-t-il ? Quelles sont les ficelles de son succès ? Quels classiques ou quels best-sellers peuvent illustrer les raisons de l’engouement d’un public toujours plus grand, pour les histoires de crimes et d’enquêtes criminelles ? Par quels procédés fait-on du détective, du policier, de l’assassin, des héros à part entière qui séduisent le lecteur et parfois le rendent totalement dépendant ou fanatique?

    Toutes ces questions, Pierre Lemaitre semble se les être posées : mais au lieu de rédiger un essai pour tenter d’y répondre, il a choisi de les mettre en action dans une sorte de stéréotype du genre policier qu’il construit  pas à pas, comme on mène une enquête, stéréotype duquel il se joue avec brio jusqu’à la fin du roman.

     

    I- Pourquoi aime-ton les romans policiers ?

    a) les ingrédients essentiels:

    Sans aucun doute parce qu’on y retrouve des éléments récurrents et attendus, avec la satisfaction d’entrer dans un univers familier : le couple du détective et du criminel ( comme on a le gendarme et le voleur ou le cow boy et l’indien) , héros ou antihéros, le crime commis  ou à venir,  l’enquête à mener, les acolytes indispensables de l’enquêteur, le cadre du récit souvent très réaliste et qui nous plonge dans un milieu bien précis dans lequel on aime s’immerger, les indices à relever, l’énigme à résoudre.

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    b) le style :

    Le  genre policier touche à tout : on y puise à plaisir de la crudité, de la violence, du vocabulaire recherché ou vulgaire, de l’ironie ou de l’humour noir…Les personnages appartiennent à la noblesse, parfois so british, comme au plus bas-fonds des quartiers populaires ou marginaux : des détectives privés  rivalisent avec de célèbres policiers et des flics corrompus. Le petit voyou se mesure à la pègre organisée,  des maîtresses de maison bourgeoises côtoient des prostituées et des délinquants de toutes sortes…Chacun peut choisir son terreau de prédilection.

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    c) les aspects les plus noirs de l’homme et de la société : 

    Le roman policier renoue avec les ambitions du réalisme et du naturalisme. Il développe souvent un discours social et politique sans concession, allant même parfois jusqu’à placer l’histoire du crime en second plan. Il donne vie également à des êtres monstrueux qui peuplent désormais notre inconscient collectif, comme le psychopathe, le serial killer ou le schizophrène…Autant de « monstres » effrayants qui nous attirent et nous fascinent, justement parce qu’ils nous terrifient.

    d) le plaisir du grand frisson

    Le roman policier, c’est aussi le suspense, la tension, les palpitations qui nous tiennent en haleine jusqu’au dénouement.

    Le criminel de Travail soigné l’a bien compris : «  Le succès invraisemblable de la littérature policière montre à l’évidence, à quel point le monde a besoin de mort. Et de mystère. Le monde court après ces images non parce qu’il a besoin d’images. Parce qu’il n’a que cela. Hormis les circonstances guerrières et les incroyables boucheries gratuites que la politique offre aux hommes pour calmer leur incoercible besoin de mort, qu’ont-ils ? Des images. L’homme se rue sur les images de  mort parce qu’il veut de la mort. Et seuls les artistes sont à même de l’apaiser. Les écrivains écrivent de la mort pour les hommes qui veulent de la mort, ils font du drame pour calmer leur besoin de drame. »

    Catharsis moderne ?

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    II- Travail Soigné : un mélange des genres

    Ce roman réussit la gageure de mêler étroitement les trois principaux genres du policier ( cf. le projet annuel sur le criminel en littérature en page d'accueil).

    a) un roman à énigme : Travail soigné se présente tout d'abord comme un roman à énigme. Des crimes ont été commis, et le commandant Verhoeven aidé de son équipe mène une enquête traditionnelle : examen des lieux, recherches d’indices et de témoins, suspects interrogés, gardes à vue…on a même droit à un « profilage » du criminel et au recours à Interpol. Nous avons là toutes les caractéristiques habituelles de ce genre romanesque.

    b) un roman à suspense : Cependant, Travail soigné se veut également un roman à suspense ; si des crimes ont déjà été effectués dès l’incipit, d’autres sont encore à venir. La correspondance établie entre le meurtrier et Verhoeven révèle en effet les projets de l’assassin. Le suspense devient intense lorsque l’on comprend qu’Irène, l’épouse du commandant, enceinte de huit mois, a été enlevée par ce monstre qui s’acharne avec une extrême cruauté sur ses victimes.

    c) un roman noir : Travail Soigné peut-être aussi rapproché du roman noir : un enquêteur atypique, entre légende de la police et looser angoissé, exploration de l’âme la plus noire du genre humain, petits voyous et prostituées débutantes, violence inouïe et répugnante des crimes dont aucun détail sordide ne nous est épargné…nous naviguons à plein régime dans l’univers du roman noir !

    III- Un hommage au roman policier

    a) l’intertextualité et les classiques de la littérature policière : comme nous l’avons dit en introduction, Travail soigné est avant tout un hommage à la littérature policière. Toute l’intrigue s’en nourrit explicitement :

    •     L’assassin reproduit dans la « réalité » des crimes fictionnels qu’il a découvert en tant que lecteur.
    •     L’assassin est lui-même l’auteur de plusieurs romans policiers. Il prépare là le plus grand lancement publicitaire de son dernier ouvrage : le récit des meurtres et de l’enquête tels qu’il les a planifiés et réalisés.
    •        L’enquête va donc nous conduire à la recherche des romans policiers les plus célèbres : nous découvrons les uns après les autres les classiques qui ont servi de modèle à chacun des meurtres commis: Le Crime d’Orcival de Gaboriau ; Roseanna de Sjöwall et Wahlöö ; Laidlaw de McIlvanney ; Le Dahlia noir de James Ellroy ; American Psycho de B.E. Ellis.

     

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    ·         Puis nous découvrons une liste des meilleurs romans policiers, sélection tout à fait subjective mais néanmoins élaborée par des « spécialistes » du genre (professeur universitaire et étudiants doctorants) que les enquêteurs vont devoir éplucher afin de les confronter à des faits divers non résolus.

    b) des passionnés du genre : En effet, les deux principaux témoins, dont l’un d’eux  deviendra l’un des principaux suspects, sont de grands lecteurs et des connaisseurs : le premier, Lesage, est un  libraire-collectionneur ; le second, Ballanger, est  professeur-amateur de littérature policière et auteur d’un livre sur la Série Noire. 

    c) victimes, criminel et policiers : les clichés du genre.

    ·         Les victimes : on a vu que le roman noir est la plupart du temps ciblé sur le meurtre de prostituées, de femmes légères ou de « petite vie ». Travail Soigné n’échappe pas à la règle. Les deux premières victimes qui vont déclencher le début de l’enquête sont deux jeunes femmes qui se livrent au commerce de leur corps. Evelyne Rouvray, 23 ans, et Josiane Debeuf, 21 ans, sont assassinées sauvagement selon un rituel qui respecte avec exigence les atrocités commises sur "le Dahlia noir", personnage inspiré par Elizabeth Short, retrouvée morte atrocement mutilée, le corps coupée en deux, le 15 janvier 1947.

     

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    ·         Le meurtrier :  les " serial killers " psychopathes  sont sans doute les meurtriers les plus sollicités dans le roman policier. Le terme apparaît pour la première fois aux Etats-Unis en 1970. Certaines figures célèbres hantent notre mémoire de lecteur ou de spectateur. Ils sont devenus des héros à part entière tant leur personnalité s’impose dans le récit. Qui n’a jamais entendu parler du personnage de Dr Jeckill et Mr Hyde, d’Hannibal Lecter, ou de Dexter… Le personnage de Travail Soigné vient compléter la longue liste des personnages romanesques, tueur à double visage, homme digne et apprécié de ses proches le jour, tueur sans âme er gouverné par ses pulsions, avide de pouvoir, la nuit.

     

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    ·         Le détective : On retrouve chez le commandant Camille Verhoeven le policier « atypique » des romans policiers à succès. Plus qu’une machine à raisonner, c’est un être humain tourmenté reconnaissable à des caractéristiques particulières : Camille est intelligent, intuitif, doté d’une autorité naturelle, mais il trimballe un passé et un physique lourds à porter : une taille très en dessous de la moyenne et une mère décédée adorée, mais responsable de son handicap. Par ailleurs, il est flanqué d’un alter ego indispensable : on ne peut plus compter les romans et séries qui reposent sur un couple de détectives, les deux associés étant souvent antithétiques et complémentaires.

    L’auteur, à travers la lettre que son personnage criminel adresse à Camille, s’amuse d’ailleurs à présenter son policier comme la somme de plusieurs enquêteurs célèbres qui l’ont précédé : «  Camille Verhoeven a des principes et des maîtres. Inutile pourtant de chercher ces derniers parmi les anciens du Quai des Orfèvres. Non. Voilà qui serait trop commun pour un homme qui s’estime aussi peu ordinaire. A tout prendre, ses modèles seraient plutôt les Sherlock Holmes, Maigret, et autres Sam Spade. Ou Rouletabille, plutôt. Il cultive avec ferveur le flair de l’un, la patience de l’autre, le côté désabusé du troisième et tout ce qu’on veut du dernier. Sa discrétion fait fureur mais ceux qui l’approchent de près devinent aisément à quel point il aspire à devenir un mythe ».

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    Philip Marlowe

     

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    L'inspecteur Maigret

     

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    Adamsberg et ses acolytes

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    Lisbeth Salander et le journaliste Mikael Blomkvist

     

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    Sherlock et Watson

     

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    L'infirmière Hester et Monk, d'Anne Perry

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    Charlotte et Thomas Pitt, d'Anne Perry 

     

    IV- Une réflexion  sur la littérature

    a) la mise en abyme et le rapport entre réalité et fiction : mais Travail Soigné va plus loin encore. Il mène à une réflexion sur la littérature en général et le genre romanesque en particulier. Maupassant soutenait que les réalistes sont des illusionnistes et que parfois, le vrai peut ne pas être vraisemblable et qu’il faut savoir « doser » l’authenticité. Dans ce roman, Pierre Lemaitre ne cesse de bousculer les frontières entre réalité et fiction :

    •  Le livre que nous lisons est en réalité un livre que l’assassin a écrit, nous le découvrons dans la deuxième partie. (une fiction dans la fiction).
    •  Le meurtrier s’inspire d’un  vrai roman qui est tiré de la réalité : Le Dahlia Noir ; « Le livre génial de McIlvanney donne l’essentiel du détail de cette affaire dont vous remarquerez l’élégance. Le livre est inspiré d’un fait divers réel et il y retourne. J’aime ces boucles parfaites qui relient si parfaitement la littérature à la vie. » (p. 303). Le fait divers devient un roman qui redevient un fait divers.

     

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    b) L’intertextualité :

    ·         Comme nous l’avons vu, les crimes sont inspirés de romans policiers célèbres

    ·        -  L’incipit est précédé d’une citation de Roland Barthes : « L’écrivain est quelqu’un qui arrange des citations en retirant les guillemets » ;

    ·                - L’excipit est suivi d’une déclaration de l’auteur :

      Hommage à la littérature, ce livre n’existerait pas sans elle.

      Au fil des pages, le lecteur aura peut-être reconnu quelques citations, parfois légèrement remaniées.

      Dans l’ordre, comme on dit, de leur apparition :

    Louis Althusser- Georges Perec- Choderlos de Laclos- Maurice Pons- Jacques Lacan- Alexandre Dumas- Honoré de Balzac- Paul Valéry- Homère- Pierre Bost- Paul Claudel- Victor Hugo- Marcel Proust- Danton- Michel Audiard- Louis Guilloux- George Sand- Javier Marias- William Gaddis- William Shakespeare.

    Au lecteur de jouer les enquêteurs et de retrouver dans le texte les citations d’auteur.

     

    c) le processus d’héroïsation : Il est enfin intéressant de réfléchir à la littérature comme gigantesque machine à produire des héros. Nous ne reviendrons pas sur la définition de ce terme longuement étudié en classe. Nous avons vu comment le roman mais aussi le cinéma- et plus largement l’écriture et l’image- permettent de fabriquer des héros. L’assassin, dans Travail Soigné, veut devenir à la fois un auteur, un écrivain et un personnage célèbre, grâce à son « best seller » programmé. Il compte aussi bien sur la presse écrite et télévisée que sur la publication de son roman pour devenir quelqu’un. Le journaliste Buisson accuse de même Verhoeven de vouloir se tansformer en  mythe grâce aux articles dans les journaux.  Nous avons remarqué, avec l’analyse du film Bonnie and Clyde, que c’est par l’écriture, les chansons, les images, que ces deux criminels sont devenus des héros légendaires.

     

     

     

     


    2 commentaires
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    Avez-vous bien lu?

     

     

    Les Personnages :

    1. Quelle est la particularité physique du commandant Camille Verhoeven?

    2. Que sait-on de ses parents?

    3. Qui sont les principaux membres de son équipe ? Pour chacun d'eux, leur caractéristique principale?

    4. Qui est Le Guen?

     

    L'intrigue

    5. Pourquoi le premier crime décrit dans l'incipit est-il spécial? Surprenant?

    6. Combien de crimes l'assassin a-t-il commis? 

    7. En quoi le professeur Ballanger et le libraire Lesage peuvent-ils être utiles à l'enquête? 

    8. Qui est le premier suspect? Pour quel motif? Quel alibi viendra finalement le disculper?

    9. A quel moment apprend-on que l'histoire racontée est en fait un roman écrit par l'assassin lui-même?

    10. Quel élément du récit indique à Camille dans quel endroit l'assassin a emmené sa femme?

    11. Comment Camille Verhoeven entre-t-il en contact avec l'assassin? Comment ce dernier communique-t-il avec lui?

    12. Quel membre de la brigade vend des renseignements à la presse? Quelle est la réaction de Camille, dans le récit de l'assassin puis dans celui du narrateur?

    13. Comment Camille a-t-il réellement rencontré sa femme?

    14. Quel élément a conduit la police jusqu'au journaliste Buisson?

    15. Quelle était la motivation du criminel?

    16. quel est, semble-t-il, d'après le criminel, le trait de caractère commun entre lui-même et Camille?

    17. Qui a pensé le premier que l'assassin s'inspirait de romans, et comment l'idée lui en est-elle venue?

     


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