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Cria Cuervos- Carlos Saura
https://www.youtube.com/watch?v=HpGv5NL3x8A
https://www.youtube.com/watch?v=VFKzkqJ7qLc&list=PLC85986D558EAF6C2
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Cria Cuervos est un film espagnol de Carlos Saura, sorti en salle en 1976 et en DVD en 2003. Le titre s'inspire d'un proverbe espagnol qui dit "Cria Cuervos, te sacaran los ojos", "Elève des corbeaux, ils t'arracheront les yeux" .
Prix :
- Grand prix du jury du festival de Cannes en 1976
- Prix du Syndicat des Critiques Français en 1977, en tant que meilleur film étranger
Nominations :
- Césars 1977 : meilleur film étranger
- Golden Globe 1978 : meilleur film étranger
Résumé :
Ce film présente la confrontation entre deux mondes que tout oppose, celui des adultes, dans une Espagne Franquiste, bourgeoise et répressive, avec ses principes en déliquescence sous un régime déjà moribond, et celui de l'enfance. Ana, fillette de huit ans, orpheline de père et de mère, se réfugie dans le rêve et le souvenir afin de faire resurgir sa mère disparue. Le pouvoir de l'imagination se traduit par des images identiques au niveau technique et esthétique, qui ne permettent pas au spectateur de discerner, au premier abord, quelles séquences appartiennent au présent, au passé, ou à l'esprit inventif d'Ana. Mais contaminée par la violence sous-jacente de son environnement, incarnée par tous les officiers franquistes qui l'entourent, à commencer par son père, l'enfant est obsédée par la mort : elle s'imagine tout d'abord avoir assassiné son père qu'elle considère responsable du désespoir puis du décès de sa mère, en versant dans son verre "un poison mortel" qui n'est en réalité que du bicarbonate de soude. Elle tente également par le même procédé de tuer sa tante Paulina qui essaie, en vain, de remplacer sa mère. La tante, rigide, coincée dans ses tabous et ses règles de vie strictes, est "du côté" du père haï. La mère, au contraire, fragile, sensible, artiste musicienne, emprisonnée dans son foyer, trompée et délaissée par un mari lâche et égoïste, est résolument dans le camp opposé, celui de la république trahie. Puis il y a la grand-mère, invalide et muette, personnage poignant, recluse dans son passé : une Espagne impuissante en voie de disparition.
L'histoire est ponctuée par les jeux d'Ana et de ses deux sœurs, accompagnés de la chanson Porque te vas qui connaîtra un grand succès grâce au film. Mais les jeux mêmes des enfants sont imprégnés de réalisme cru, notamment quand les trois fillettes imitent les parents se disputant violemment ou lorsque Ana, lors d'une partie de campagne, intime à ses deux sœurs de "mourir" quand elle découvre leur cachette. Les scènes où les trois petites filles s'amusent ensemble sont néanmoins de véritables moments de grâce, naturels et spontanés. La scène finale, entraînante, dynamique, apporte une touche d'espoir, comme un envol vers une autre réalité.
L'interprétation d'Ana Torrent dans le rôle d'Ana est fascinante. Carlos Saura a écrit le rôle pour elle après l'avoir vu jouer dans l'Esprit de la Ruche, à six ans.
Critique : Cinespagne.com
La jeune fille et la mort
Grand Prix du Jury au Festival de Cannes en 1976, Cría Cuervos est l'une des pièces maîtresses de la filmographie de Carlos Saura. Un appel à sortir du cauchemar de 40 ans de dictature alors que, quelques mois plus tard, le Général Franco s'éteignait.Le cinéma de Carlos Saura, période franquiste, est celui de la dissimulation. Comment mettre en images et dénoncer les affres de la dictature sans subir le joug de la censure ? Comment se construire des espaces de liberté dans un univers étriqué et univoque ? Telles sont les questions que le réalisateur s'est posées depuis son premier film en 1959, Los Golfos, jusqu'en 1975, date où il réalise Cría Cuervos, qui boucle le cycle franquiste du metteur en scène. « Les conditions particulières de notre pays, dit-il, les difficultés quasi insurmontables de dire les choses directement (...) m'ont obligé à chercher d'autres systèmes narratifs plus indirects ». Un cinéma de la métaphore ou de l'hyperbole que Cría Cuervos illustre parfaitement.
Ana nous fait partager, vingt ans plus tard, les souvenirs de son enfance, et plus précisément ceux de l'été 1975. L'histoire est donc faite de flash-backs et la narration n'est pas linéaire, les associations d'idées nous faisant naviguer de façon aléatoire dans la mémoire d'Ana. Le montage est à ce titre essentiel pour juxtaposer des situations proches qui par « collage » font sens.
Ana nous dit qu'elle « ne comprend pas que l'on dise que l'enfance est une période heureuse ». En tous les cas, elle ne l'a pas été pour elle. Il est vrai que les situations auxquelles elle a été confrontée et les stratégies qu'elle a mises en place pour s'en protéger ont de quoi troubler. Il y a tout d'abord la mort de sa mère (d'un cancer...) qu’Ana attribue à son père Anselmo. Il y a aussi, quelques mois ou quelques années plus tard, la mort du père, au lit dans les bras de sa maîtresse Amelia, dont elle est le témoin. Ana pense même que c'est elle qui a tué son père en administrant dans son verre de lait un produit qu'elle croit mortel (du bicarbonate de soude...).
Cette pulsion mortifère apparaît ici comme un acte de rébellion face à un environnement autoritaire et autarcique. Un acte de « résistance » qui prend encore plus de sens quand on sait qu'Anselmo est un militaire haut gradé du régime. Ana poursuivra cette posture « d'opposition » lorsque sa tante Paulina viendra s'occuper d'elle, de ses deux soeurs et de la grand-mère dans la maison familiale. Une tante stricte mais aimante que la jeune fille rejette. La fameuse chanson de Jeannette Porque te vas, qu’elle écoute en boucle, donne le ton à la mélancolie de cette fillette qui vit dans le souvenir chéri de sa mère.
D'un point de vue esthétique, l'image est d'une froideur quasi clinique, ce qui relève l'état d'aliénation dans lequel se trouve Ana. L’absence de musique de fond accompagnant le film accentue cette idée d’isolement. A noter, les très bonnes interprétations de Géraldine Chaplin (mère d'Ana et Ana vingt ans plus tard) et d'Ana Torrent (Ana).
Ce qui frappe dans ce film, c'est l'état de pourrissement des relations sociales, qui ne sont maintenues que par les apparences. Carlos Saura attaque l'hypocrisie des conventions du régime. L'institution du mariage n'est qu'une chimère qui vole en éclats lorsque le désir se fait pressant (Anselmo-Amelia et Paulina-Nicolás). Le modèle patriarcal est présenté comme un lieu d'enfermement dans lequel sont jetées et enchaînées les femmes. L'homme, lorsqu'il est présent, est tyrannique, violent, obsédé. Carlos Saura exprime à travers cette histoire l'état de déliquescence d'un régime qu'il jugeait déjà « mort avant la mort de Franco ».
Thomas Tertois