• Lecture Analytique : Camus- Caligula- Acte II- scène 5

    Présentation Caligula- Camus

    L’auteur :

    ·         Albert Camus : 1913-1960

    ·         Romancier, dramaturge, essayiste.

    ·          Naissance  en Algérie française. Les paysages de son pays natal imprégneront ses écrits. Forte influence qui apparaîtra dans différentes de ses œuvres (Noces- La Peste- Le premier homme)

    ·         Orphelin de père (mort à la guerre), élevé par sa grand-mère et une mère analphabète. Son instituteur, Louis Germain, sera déterminant dans la poursuite de ses études. Il l’inscrira sur la liste des candidats aux bourses d’état. Camus lui rendra hommage dans son discours de réception du prix Nobel.

    ·         Très tôt, passionné par l’écriture et le théâtre (directeur d’une petite compagnie théâtrale à Alger)

    ·          Etudes de philosophie

    ·         1930 : tuberculose diagnostiquée. Camus entreprend un long chemin de familiarité avec la mort.

    ·         Prend position pour les plus humbles, s’oppose à toute forme de totalitarisme.

    ·         Résistant et journaliste durant la guerre (rédacteur en chef de Combat, en 1943)

    ·         Il se fait connaître par ses écrits romanesques (L’Etranger- 1942, La Peste-1947, La Chute- 1956), ses pièces de théâtre (Caligula - 1938, Les Justes- 1949), ses essais (Le mythe de Sisyphe- 1942, L’Homme révolté- 1951)

    ·         Son œuvre aborde les problèmes se posant à la conscience de l’homme du XXe siècle et réfléchit à la contingence et l’absurde qui marquent la condition humaine.

    ·         Chez Camus, l’absurde (l’homme est mortel, la vie n’a pas de sens ni de but en soi) conduit à la révolte. L’homme est libre de ses choix, à lui de lutter contre l’absurdité de la vie. Il développe une philosophie humaniste basée sur le combat et la solidarité.

    ·         Quand éclate la guerre d’Algérie, il est déchiré et les deux camps antagonistes lui reprochent ses positions car il lui est impossible de prendre parti pour les uns contre les autres. Son idéal serait une Algérie où arabes et français cohabiteraient, sans colonisation.

    ·         Prix Nobel de littérature en 1957 pour l’ensemble de son œuvre.

     « Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un étudiant arabe lui reproche, à lui le natif d’Algérie, son silence sur ce qui s’y déroule. Camus, en vérité, s’est beaucoup exprimé. (...). A l’étudiant, il répond : «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.» Dans le compte rendu du Monde, cette phrase devient : «Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice.» Puis la rumeur en fait ce qu’on n’a plus jamais cessé d’entendre : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» Belle histoire de téléphone arabe à propos d’une phrase jamais dite, et dont la signification est tout autre : Camus n’opposait pas la justice à sa terre natale, mais dénonçait, en situation, le terrorisme. » (Philippe Lançon). 

     

    ·         Il meurt dans un accident de voiture le 4 janvier 1960. Il transportait avec lui le manuscrit du Premier Homme qui demeurera inachevé.

     

    L’Absurde

     « L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde ».

    Camus, tout au long de son œuvre, cherchera à comprendre, admettre et dépasser cet antagonisme  qui oppose l’appel de l’être humain à découvrir et comprendre la raison de son existence et l’absence de réponse de l ‘univers.

    Mais pour Camus, il est inutile  de chercher une réponse à cette question car il n’y en a pas. Du moins, il n’en existe pas en « termes humains ». 

    L’'absurde,  c'est la conscience toujours maintenue d'une « fracture entre le monde et mon esprit » écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. 

    Pour surmonter ce conflit, il faut éliminer l’un des deux facteurs : ou le désir de trouver un sens à la vie, ou le silence du monde.

    Au silence déraisonnable du monde, certains vont trouver une réponse dans la foi en Dieu.   Camus refuse le secours de la religion  qui n’est basé que sur la croyance : « Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu'il m'est impossible pour le moment de le connaître. Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ? »

    Ainsi l'homme ne doit pas croire aveuglément, sans preuve, sans démonstration, sans certitude, aux représentations de l’enfer et du paradis.

    Une autre alternative, si Dieu ne donne pas sens à la vie,  consisterait à  lui en trouver un soi-même, comme si la vie pouvait détenir en soi un destin, une raison d’être sur terre.  « Tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible » répond Camus.  Pour l'homme absurde le futur n’a pas de valeur, seul compte l'ici et le maintenant.

    Il est donc impossible de nier la première des deux forces contradictoires : le silence déraisonnable du monde. Le seul moyen de faire disparaître la seconde, l’appel désespéré  de l’être humain, serait le suicide. Cependant Camus le rejette également, car il s’agit d’un moyen qui résout l’absurde. Or, ce refus du suicide, c'est l'exaltation de la vie, la passion de l'homme absurde. Ce dernier n'abdique pas, il se révolte.

    La Révolte

    La révolte est la meilleure façon de  supporter l'absurde ; c’est se battre, affronter avec sa raison et son intelligence le silence du monde et notre condition de mortel. Dans Le mythe de Sisyphe, Camus écrit : « L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte ».

    L’homme révolté est un homme libre. En se privant d’une hypothétique vie éternelle, il se libère des contraintes imposées  par un avenir incertain et gagne en liberté d'action dans le présent.  L'homme absurde habite un monde dans lequel il doit accepter que « tout l'être s'emploie à ne rien achever », mais un monde dont il est le maître. Et  Camus fait de Sisyphe l’exemple de l’homme absurde : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Il a compris que son travail était inutile, répétitif, qu’il doit sans cesse recommencer. Mais il en a conscience :

    « On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l'effort d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et l'aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d'une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
      C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.
      Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

      Camus, 
    Le mythe de Sisyphe(1942) 

     

    Néanmoins, tout n'est pas permis dans la révolte, la pensée de Camus est humaniste, les hommes se révoltent contre la mort, contre l'injustice et tentent de « se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver du nihilisme, la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ».

    En effet, Camus pose à la révolte de l'homme une condition : sa propre limite. La révolte de Camus ne se fait pas contre tous et contre tout. Et Camus d'écrire : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifie la fin ? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens». ( L’Homme révolté).

    La Pièce :

    ·         Premières ébauches en 1937 ( titre provisoire : Caligula ou le Sens de la mort) , écrite à partir de 1938 , publiée en 1944 chez Gallimard et jouée la première fois en 1945. Retouches en 47 pour une nouvelle publication, puis en 57 lors de représentations au festival d’Angers. Edition définitive 1958 : pièce qui a absorbé Camus durant plus de 10 ans. Il s’imaginait lui-même dans le rôle titre et a participé étroitement à la mise en scène de son œuvre.

    ·         Fait partie du Cycle de l’absurde  avec L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe (1942)

    ·         Elle met en scène un empereur tyrannique et sanguinaire, inspiré par un personnage historique : Caligula. Camus s’inspire des faits et du portrait rédigés par Suétone dans La Vie des douze Césars.

    ·         Caligula, c’est l’homme absurde qui a pris conscience du silence du monde et qui cherche à l’anéantir en anéantissant tout le monde et en se suicidant, en quelque sorte, puisqu’il ne cherche pas à échapper au complot ourdi contre lui. C’est l’homme absurde avant l’homme révolté. Caligula, dans l'ensemble de l'œuvre de Camus, figure donc comme le point extrême de l'interrogation douloureuse et stérile sur la souffrance humaine, lorsqu'elle ne peut se résoudre à le dépasser pour fonder une morale humaniste.

    ·         . Voici le thème de la pièce présenté par l'auteur lui-même (dans l'édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957) :

    « Caligula, prince relativement aimable jusque-là, s'aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, que le monde tel qu’il va n’est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonné de mépris et d’horreur, il tente d’exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne. Il récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l'entraîne sa passion de vivre.

    ·         Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C’est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour de lui et, fidèle à sa logique, fait ce qu'il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula est l'histoire d'un suicide supérieur. C'est l'histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs. Infidèle à l’homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu’aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes. »

    ·         Il est cependant utile de remarquer que même à l'heure de sa mort, Caligula niera toujours celle-ci, d'une certaine manière : il s'en rira, s'en « moquera », et hurlera dans ses derniers instants « À l'Histoire, Caligula ! À l'Histoire ! ». C'est à cet instant que la fin du tyran revêtira toute sa dimension ironique et tragique.

    ·           Camus définit ainsi son entreprise en écrivant Caligula:" La passion de l'impossible est, pour le dramaturge, un objet d'études aussi valable que la cupidité ou l'adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater l'échec, voilà quel était mon projet et par la rage de destruction où l'entraîne sa passion de vivre."La dynamique dramatique de la pièce repose sur cette passion de l'impossible, et sur le personnage qui l'incarne, de plus en plus seul dans son projet fou de faire étinceler la vérité.

     

    Situation du passage :

    Depuis la mort de Drusilla, sa sœur et maîtresse, Caligula sombre dans le désespoir et découvre l’absurdité du monde. Après une mystérieuse disparition de trois jours, il apparaît comme pris de folie. Il révèle  son "besoin d'impossible" et la volonté d'user de son pouvoir absolu pour lui "donner ses chances". Il annonce alors "le plus beau des spectacles".  L’acte II, le plus long de la pièce, permet de mettre en scène l'excentricité du comportement de Caligula. Les scènes 5 à 11 sont une suite de courtes comédies dont toutes les répliques et les didascalies soulignent à quel point le jeu de Caligula est outré et cruel. Il oblige les patriciens à se comporter comme des esclaves.

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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  • Texte      : Caligula- Acte II, scène 5- Camus

     

     

    Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à jeter ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête frénétiquement. C'est pourtant autant d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus l'un des convives.
    Brutalement.

    CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils ?
    LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.
    CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur ? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?
    LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.
    CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi. Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire. 
    LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !
    CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas, Lepidus ? (L'œil mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D'ailleurs tu n'es pas de mauvaise humeur. (II boit, puis dictant.) Au..., au... Allons, Lepidus.
    LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.
    CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant. (Rêveur.) Il était une fois un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire. 


    Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Caesonia, pourront jouer comme des marionnettes.
    Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible. 


    Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre chose, maintenant. Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.
    CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.
    CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.
    MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.

                                       

     

     

     


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