• Un roi sans divertissement : étude de l'épilogue.

    Problématique : En quoi cet épilogue éclaire-t-il le sens du titre et de l'oeuvre?

    I- Un récit polyphonique et énigmatique.

    1. Les villageois
    2. Anselmie
    3. Le narrateur

     

    II- Langlois : un personnage royal

    1. Fascination sur les autres
    2. Une âme supérieure
    3. Un suicide spectaculaire

     

    III- La clé de l'oeuvre

    1. La nature humaine : complexe, impossibilité d'atteindre  la vérité.
    2. Intertextualité : une fin symbolique.

     

    Un roi sans divertissement : étude de l'épilogue.

    Commentaire

    I- Un récit polyphonique et énigmatique :

    Le dénouement nous est raconté selon différents points de vue et à l'aide de trois récits emboîtés : Anselmie raconte aux villageois dont les descendants  raconteront au narrateur qui raconte aux lecteurs. Si l'on considère également le nombre d'années qui sépare chacun des récits de l'époque à laquelle les faits se sont déroulés, on peut considérer que ces témoignages ne sont pas obligatoirement très sûrs ni très précis ( suicide de Langlois et récit d'Anselmie: 1848- Récit de Saucisse reprenant le récit des villageois : 1868. Récit du narrateur : 1946) . Cette multiplicité des voix narratives montre une nouvelle fois, comme dans l'ensemble de l'oeuvre, que tout est affaire de points de vue. Au lecteur d'interpréter les faits, de chercher sa vérité, d'essayer de comprendre ainsi que procédaient les "amateurs d 'âme" de ce roman.

    1. Les Villageois :

    - informations vagues : "on " imprécis, groupe de villageois + "nous" (l.1, 14) + modalisateur " à peu près" + "quelque chose"(l.1)

    - emploi du plus-que-parfait, faits antérieurs, pas témoins directs : "Langlois était arrivé(...) il avait ouvert la porte". ( 2,3)

    - interrogations "policières".

    • ils harcèlent Anselmie de questions :  Quelle voix? Qu'est-ce qu'il a dit?  Où? Et Langlois qu'est-ce qu'il faisait?
    • difficultés à obtenir de précisions , ils doivent sans cesse relancer Anselmie  : Parle, le procureur va venir, tu sais. Et lui te fera parler. / On lui dit un peu rudement : Eh bien parle/ Mais parle. Et on la bouscule. Les villageois la presse d'ordres et de menaces.

     

    2. - Anselmie :

    - Giono a choisi le personnage le plus buté pour raconter la mort de Langlois. A aucun moment, elle ne cherche à comprendre ou à interpréter.

    • Elle ne relate que les faits, dans un langage très familier : (l.30 à l.32) Il m'a dit : "Est-ce que tu as des oies?" J'y ai dit "Oui, j'ai des oies ; ça dépend." -"Va m'en chercher une." J'y dis : "Sont pas très grasses", mais il a insisté, alors j'y ai dit :"Eh bien venez." On a fait le tour du hangar et j'y ai attrapé une oie. Pour Anselmie, les oies sont destinées à être mangées, elle ne cherche pas à comprendre pourquoi Langlois veut en sacrifier une qui n'est pas assez grasse. Elle parle et agit comme un automate, sans trop réfléchir. Elle se perd dans les détails.
    • Elle est très laconique, ne parvient pas à développer le récit. Dans un dialogue bouclé, elle ne fait que reprendre les mots de ses interlocuteurs sans pouvoir apporter les réponses attendues :  Pas plus? Pas plus quoi? / C'est tout...Comment c'est tout? Bien oui, c'est tout/ Où? Où quoi?
    • Elle se contredit : Il était en colère, quoi ! -Langlois? -Oui, c'était une voix en colère. -Bon. Alors, tu es venue et, est-ce qu'il était en colère? -Oh ! pas du tout.
    • A plusieurs reprises, elle exprime son incapacité à en dire davantage : Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ...(15)/Vous m'ennuyez à la fin...(51)/ Bien, voilà, dit Anselmie...C'est tout. (35)/Bien oui, c'est tout. (37)/ Je vous dis que c'est tout. Si je vous dis que c'est tout c'est que c'est tout, nom de nom.(51-52)

     

    3. Le narrateur :

    Son savoir est tout aussi incomplet et incertain. Il n'est pas omniscient, il ne peut émettre que des suppositions d'après les différents témoignages recueillis. 98 ans ont passé depuis le suicide de Langlois.

    - il émet des hypothèses : Eh bien , voilà ce qu'il dut faire (62)

    - il tente de reconstituer la scène en se basant sur les habitudes de Langlois dont on lui a parlé : Il ouvrit, comme d'habitude, la boite de cigares (63-64)/ Delphine et Saucisse regardèrent comme d'habitude...(66).

    Le suicide de Langlois nous parvient donc à travers un témoignage lointain, borné  et lacunaire repris par le narrateur des années après et qui comble les silences par des suppositions droit sorties de son imagination. Au lecteur, une nouvelle fois, de chercher à comprendre et à déchiffrer les non-dits.

     

    II- Langlois : un personnage royal

    Depuis sa première apparition, Langlois apparaît comme une âme supérieure au charisme puissant et à l'autorité naturelle. Jusqu'au bout, il exercera la même impression sur son entourage.

    1. La fascination sur les autres :

    - Il n'a qu'à parler pour qu'Anselmie obéisse aussitôt à tous ses ordres.  Quand il ne la questionne pas, il ne s'adresse à elle que sur le mode injonctif : Amène-toi/ Discute pas/ Dépêche/ Va m'en chercher une/ Coupe-lui la tête (7-9-12-30-37)

    - Anselmie obéit sans discuterIl avait une voix que j'en ai lâché mon poireau tout de suite. (13)/ Il me dit : "Coupe-lui la tête"? J'ai pris le couperet, j'ai coupé la tête à l'oie."(38) L'asyndète montre la rapidité de l'exécution sans chercher de cause logique. Langlois dit, on obéit.

    - Les villageois sont totalement obsédés par Langlois. Ils veulent absolument tout savoir de lui, il occupe leur esprit. Toutes les questions le concernent : Quelle était sa voix?  Comment était-il? Que disait-il? Où était-il? Que faisait-il? ( 14-20-29-44-46 ) 

     

    2. Une âme supérieure:

    - de l'assurance , de la volonté: ne tergiverse pas. Série d'ordres brefs, insistance (31)...+capable de supporter ses pulsions jusqu'au moment choisi ; "Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu'à la soupe". (62). L'adverbe "enfin", ligne 69, exprime le soulagement de celui qui a attendu le plus longtemps possible.

    - du calme, de la sérénité, une grande domination de soi-même : insistance tout au long du passage, que ce soit dans la bouche d'Anselmie ou celle du narrateur, sur le fait que Langlois est imperturbable, semblable à lui-même. Pas de perturbation apparente :

    • -Comment était-il? -Comme d'habitude. (20-21)
    • -Pas plus? - Non, comme d'habitude (21-22)
    • -Vous n'y êtes plus ! Pas du tout, il était comme d'habitude. (25)
    • - Puisque je vous dis qu'il était comme d'habitude (27).
    • Il ouvrit, comme d'habitude, la boite de cigares et sortit pour fumer (64).
    • Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d'habitude, la petite braise (...), c'était le grésillement de la mèche.

     

    3. Un suicide spectaculaire :

    Le suicide d'un justicier qui se supprime pour protéger son entourage, qui se fait justice lui-même. Ce n'est pas un renoncement à la vie, mais la décision courageuse de se tuer pour ne pas céder à ses pulsions, pour être plus fort que ses désirs. En cela, il est encore plus royal que M. V, que le loup, qui eux, ont cédé au crime.

    - une métaphore poétique  : le suicide est comparé à un superbe feu d'artifice. L'hyperbole se construit sur une série d'antithèses :

    • il ne fumait pas un cigare/il fumait une cartouche de dynamite
    • la petite braise/ le grésillement de la mèche
    • éclaboussement d'or, éclaira/ la nuit

    - une vision hyperbolique :

    • en un instant très bref "il y eut" passé simple pour une action brève + "pendant une seconde" pour insiste sur la fulgurance de l'instant.
    • la nuit devient le jour : "l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit". Une dernière fois, le thème de la beauté et de la couleur est lié à la mort et à la cruauté.
    • La tête de Langlois, au lieu d'être anéantie prend, enfin, comme si c'était son destin, "la dimensions de l'univers".

    Langlois n'est pas un personnage comme les autres, il a besoin de divertissements supérieurs. Son suicide semblait inévitable et nécessaire.

    III- La Clé de l'Oeuvre :

    1. Impossibilité d'atteindre la vérité :

    - la nature humaine est une énigme :

    • aucun point de vue interne de Langlois ni omniscience du narrateur : pas d'explication
    • les villageois s'en tiennent aux apparences :  :" Il n'avait pas l'air fou?" (24) "Il n'avait pas l'air méchant?" (26)
    • Anselmie, dans un monologue intérieur, s'en tient à ce qu'elle croit, sans demander d'explication à Langlois :'Et je me suis dit "il veut sans doute que tu la plumes" (55)/ "Je me suis dit :"Il n'est pas sourd, il t'a entendue. Quand il voudra, il viendra la chercher." (57-58)

    - les personnages "communs", comme tout le monde, se divertissent de l'angoisse existentielle par leurs occupations quotidiennes, sans s'apercevoir de ce qui se passe dans l'âme de Langlois:

    • Anselmie : ne pense qu'à sa soupe (10, 13,58) et à plumer l'oie ( 5 occurences de la ligne 55 à la ligne 60).
    • Saucisse et Delphine : l'une son tricot, l'autre le repos après le souper  (66)

    On ne peut se connaître à priori. Qui, au fond de soi, est attiré par la cruauté, la beauté du sang et de la mort? Qui est un meurtrier qui s'ignore?

    2. Intertextualité : une fin symbolique:

    En choisissant de faire allusion à deux œuvres littéraires , Giono nous offre une vision symbolique de la condition humaine :

    - la fascination pour  la beauté et le mal : 

    • A partir de la ligne 53, le lecteur comprend que Langlois n'a pas fait tuer l'oie pour la manger mais pour la regarder saigner : "Eh bien, il l'a regardée signer dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l'a rendue.
    • Langlois est totalement immobile, il n'agit plus, il est hypnotisé par la tache de sang (réécriture de Perceval" : insistance par la répétition des mêmes mots, repris plusieurs fois par Anselmie de la ligne 55 à la ligne 61 : "Il était toujours au même endroit. Planté. (...)Il ne m'a pas répondu et n'a pas bougé (...) Il était toujours là au même endroit. (...) Il n'a pas bougé. " La répétition  des adverbes de temps et de manière "toujours et"même" accentue l'effet d'immobilité.
    • Ce mutisme et cette immobilité sont également mis en valeur par le contraste perpétuel avec les paroles et l'agitation d'Anselmie qui continue à ne rien comprendre  et s'active et parle toute seule : Et je suis rentrée avec l'oie (...) Alors , je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j'ai regardé (...) J'y ai dit...(...) Et j'ai fait ma soupe (...)Je sors prendre du bois (...) J'y ai de nouveau dit (...) Alors je suis rentrée chercher l'oie pour la lui porter...
    • La durée de cette "pétrification" qui montre combien Langlois est absorbé par la beauté du mal, du sang sur la neige, est également accentuée par l'emploi de l'imparfait duratif et quelques repères temporels  comme"Est venu cinq heures. La nuit tombait", ainsi  que suggérée par le temps nécessaire à l'accomplissement des actions : "Alors je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée (...) Et j'ai fait ma soupe..."

    Le lecteur avisé continue lui-même à construire le sens du récit en comparant avec la fascination de Bergues pour le sang sur la neige ( après une journée de veille, il dira :" le sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c'était très beau.") puis celle de M. V qui choisit ses victimes pour la qualité de leur sang et celle du loup qui se perd dans la contemplation du sang du chien de Curnier sur le blanc de la neige. Langlois sait désormais qu'il a besoin de tuer, de verser le sang, et il vient sans doute de décider que ce sang sera le sien. Il est fasciné par le spectacle de la beauté des couleurs violemment contrastées, pour les prémisses de la cruauté qu'elles annoncent, divertissement plus puissant que tous les autres spectacles.

    - le besoin de se distraire de ses angoisses humaines :

     Le roman  se termine par une question : "Qui a dit : Un roi sans divertissement est un homme plein de misère?" En quoi cette phrase permet-elle d'interpréter le geste de Langlois à travers lequel Giono peint la condition humaine?

    • chez le philosophe Pascal, la phrase tirée des Pensées, évoque l'état de misère de l'homme sans Dieu. Même un roi, s'il n'est pas détourné de la vision tragique de la condition humaine grâce à de nombreux "divertissements", est un homme plein de misères. Seul la foi, la croyance en Dieu est le seul moyen pour l'homme de supporter le non sens de son existence et sa condition de mortel.
    • Chez Giono, pas de dimension religieuse. Encadrant le récit par le titre et la phrase de clôture, la référence à Pascal porte un autre  sens  : pour échapper à sa condition, Langlois refuse "les divertissements sanglants" qui permettent de fuir l'ennui de vivre. Il exerce seul son pouvoir et sa volonté, sans Dieu, et choisit un suicide qui lui permet le dépassement de toutes  les limites : en héros,   il atteint les dimensions de l'univers. La forme interrogative permet de prendre des distances avec la citation pascalienne.

  • Commentaires

    1
    Boba
    Mercredi 21 Juin 2017 à 22:14

    Votre analyse m'a enfin permis de comprendre le texte, votre travail m'a grandement aidé merci beaucoup!!

      • Jeudi 22 Juin 2017 à 13:49

        Tant mieux ! merci.

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