• Objet d'étude : Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu'à nos jours.
    Textes : 
    Texte A : Daniel Defoe,Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel).
    Texte B : Paul Valéry,La Jeune Parqueet poèmes en prose,Histoires brisées, « Robinson », 1950.
    Texte C : Michel Tournier,Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967.
    Texte D : Patrick Chamoiseau,L’Empreinte à Crusoé, 2012
    .

     

    TEXTE A : Daniel Defoe,Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel).

    [Robinson Crusoé est le seul survivant de la Virginie, navire qui s’est échoué sur la côte d’une île déserte. Il va devoir vivre en solitaire pendant de longues années. Dans l’épave du bateau, il a récupéré des outils, grâce auxquels il a creusé un rocher pour faire son habitation. Il a aussi récupéré des plumes, de l’ encre et du papier, qui lui permettent de tenir son journal. Voici le récit du mois de décembre 1659, deux mois après le naufrage.]

     DECEMBRE

    Le 10. — Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout à coup — sans doute je l’avais faite trop vaste — une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallut emporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner1la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.
    Le 11. — Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.
    Le 17. — À partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.
    Le 20. — Je portai tout mon bataclan2dans ma grotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de dressoir, pour apprêter mes viandes dessus ; mais les planches commencèrent à devenir fort rares par-devers moi. Je me fabriquai aussi une autre table.
    Le 24. — Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour ; je ne sortis pas.
    Le 25. — Pluie toute la journée.
    Le 26. — Point de pluie ; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.
    Le 27. — Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses3l’une de ses jambes qui était cassée.
    Nota : J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais ; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.
    Les 28, 29 et 30. — Grandes chaleurs et pas de brise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans mon habitation.

    1- Étançonner : renforcer, étayer.
    2- Bataclan : attirail, bazar.
    3- Éclisses : plaques de bois.

     

    TEXTE B : Paul Valéry,La Jeune Parqueet poèmes en prose,Histoires brisées, « Robinson », 1950.

    [Le recueil desHistoires briséesrassemble des textes complètement rédigés, mais aussi des notes, des fragments, des commencements, des bribes de contes ou de poèmes en prose.]

     Robinson.
    Solitude. Création du loisir. Conservation.
    Temps vide. Ornement.
    Danger de perdre tête, de perdre tout langage.
    Lutte. Tragédie. Mémoire. Prière de Robinson.
    Imagine des foules, des théâtres, des rues.
    Tentation. Soif du pont de Londres.
    Il veut écrire à des personnes imaginées, embrasse des arbres, parle tout seul. Crises de rire. Peu à peu n’est plus soi.
    Il se développe en lui une horreur invincible du ciel, de la mer, de la nature.
    Murmures de la forêt.
    Un pied nu.
    Psaumes1de Robinson (spécialisation des morceaux oppositions réalisation).

    Murmures de la forêt. Robinson au milieu des oiseaux, papegeais2, etc. Il croit entendre leur langage.
    Tous ces oiseaux disent des sentences. Répétitions.
    Les uns originaux.
    Les autres répètent des vérités qui deviennent fausses par la répétition seule.

    Le Robinson pensif.
    (Manuel du Naufragé.)
    Dieu et Robinson — (nouvel Adam) —
    Tentation de Robinson.
    Le pied marqué au sable lui fait croire à une femme.
    Il imagine un Autre. Serait-ce un homme ou une femme ?
    Robinson divisé — poème.
    Coucher de soleil — Mer.

    Le « Robinson pensif » — Système isolé.
    — Le moment de la réflexion.
    — Utilisation des rêves.
    Théorie de la reconstitution. Les 3 doigts de références.
    Mémoire.
    De ce qu’il avait appris, ce qui demeure est ce qui convenait à sa substance.

    Robinson
    1) reconstitue des lectures.
    2) les rejette.

    Robinson reconstitue sans livre, sans écrit, sa vie intellectuelle. — Toute la musique qu’il a entendue lui revient — Même celle dont le souvenir ne lui était pas encore venu — revient. Sa mémoire se développe par la demande, et la solitude et le vide — Il est penché sur elle. Il retrouve des livres lus — note ce qui lui en revient.
    Ces notes sont bien curieuses.
    Enfin le voici qui prolonge et crée à la suite.

    1- Psaumes : poèmes d’un livre de la Bible et, par la suite, poèmes religieux chantés.
    2- Papegeais : perroquets
    .

     

    TEXTE C : Michel Tournier,Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967.

    [Au début du roman, Robinson récupère ce qu’il peut dans l’épave de la Virginie.]

    Les livres qu’il trouva épars dans les cabines avaient été tellement gâtés par l’eau de mer et de pluie que le texte imprimé s’en était effacé, mais il s’avisa qu’en faisant sécher au soleil ces pages blanches, il pourrait les utiliser pour tenir son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d’encre. Ce liquide lui fut fourni inopinément par un poisson qui pullulait alors aux abords de la falaise du Levant. Le diodon, redouté pour sa mâchoire puissante et dentelée et pour les dards urticants qui hérissent son corps en cas d’alerte, a la curieuse faculté de se gonfler à volonté d’air et d’eau jusqu’à devenir rond comme une boule. L’air absorbé s’accumulant dans son ventre, il nage alors sur le dos sans paraître autrement incommodé par cette surprenante posture. En remuant avec un bâton l’un de ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son ventre flasque ou distendu prenait une couleur rouge carminée extraordinairement tenace. Ayant pêché une grande quantité de ces poissons dont il goûtait la chair, délicate et ferme comme celle du poulet, il exprima dans un linge la matière fibreuse sécrétée par les pores de leur ventre et recueillit ainsi une teinture d’odeur fétide, mais d’un rouge admirable. Il se hâta alors de tailler convenablement une plume de vautour, et il pensa pleurer de joie en traçant ses premiers mots sur une feuille de papier. Il lui semblait soudain s’être à demi arraché à l’abîme de bestialité où il avait sombré et faire sa rentrée dans le monde de l’esprit en accomplissant cet acte sacré : écrire. Dès lors il ouvrit presque chaque jour son log-book pour y consigner, non les événements petits et grands de sa vie matérielle — il n’en avait cure — , mais ses méditations, l’évolution de sa vie intérieure, ou encore les souvenirs qui lui revenaient de son passé et les réflexions qu’ils lui inspiraient.

    Une ère nouvelle débutait pour lui — ou plus précisément, c’était sa vraie vie dans l’île qui commençait après des défaillances dont il avait honte et qu’il s’efforçait d’oublier. C’est pourquoi se décidant enfin à inaugurer un calendrier, il lui importait peu de se trouver dans l’impossibilité d’évaluer le temps qui s’était écoulé depuis le naufrage de la Virginie. Celui-ci avait eu lieu le 30 septembre 1759 vers deux heures de la nuit. Entre cette date et le premier jour qu’il marqua d’une encoche sur un fût de pin mort s’insérait une durée indéterminée, indéfinissable, pleine de ténèbres et de sanglots, de telle sorte que Robinson se trouvait coupé du calendrier des hommes, comme il était séparé d’eux par les eaux, et réduit à vivre sur un îlot de temps, comme sur une île dans l’espace.

    Il consacra plusieurs jours à dresser une carte de l’île qu’il compléta et enrichit dans la suite au fur et à mesure de ses explorations. Il se résolut enfin à rebaptiser cette terre qu’il avait chargée le premier jour de ce nom lourd comme l’opprobre1« île de la Désolation ». Ayant été frappé en lisant la Bible de l’admirable paradoxe par lequel la religion fait du désespoir le péché sans merci et de l’espérance l’une des trois vertus théologales2, il décida que l’île s’appellerait désormais Speranza, nom mélodieux et ensoleillé qui évoquait en outre le très profane souvenir d’une ardente Italienne qu’il avait connue jadis quand il était étudiant à l’université d’York.

    1- L ’opprobre : la honte.
    2- Vertus théologales : les vertus les plus importantes pour le salut chrétien : la foi, l’espérance, la charité.

     

    TEXTE D : Patrick Chamoiseau,L’Empreinte à Crusoé, 2012.

    [Le personnage du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau ignore tout de son identité et de ses origines (il n’est pas sûr de s’appeler Robinson Crusoé). Au début du roman,alors qu’il est déjà dans l’île depuis vingt ans, il revient sur le rivage où il a repris conscience après le naufrage et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.]

    [...] les objets rapportés de l’épave alimentèrent mes imaginations d’une dimension occidentale, j’étais prince, castillan1, chevalier, dignitaire de grande table, officier de légions ; j’allais entre des châteaux, des jardins de manoirs, traversais d’immenses salles habillées de velours ; déambulais sur des pavés crasseux, dans des ruelles jaunies par des lanternes huileuses ; longeais des champs de blé qui ondoyaient sans fin au pied de hauts remparts...; mais des images étranges surgissaient des trous de ma mémoire : vracs de forêts sombres dégoulinantes de mousses, des villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini, falaises recouvertes d’oiseaux noirs battant des ailes cendreuses ; ou bien des cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse... ; à cela s’ajoutait un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de ma substance intime —... l’arrivée d’un chacal qui embarrasse des dieux... des lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes... des jumeaux dans une calebasse de mil... bracelets de prêtres clique tant autour d’un masque à cornes...— , mais elles étaient tellement incompatibles avec l’ensemble de mes évocations que je les mis au compte d’un résidu de souvenirs appartenant à quelque marin vantard que j’aurais rencontré ; de fait, reliées ensemble, mon imagination à partir des objets et ma mémoire obscure ne faisaient que chaos : toute possibilité de mettre au clair mon origine réelle disparaissait alors ;

    *

    quoi qu’il en soit, ces chimères ne durent pas être probantes ; à mesure que j’affrontais la puissance ennemie qu’étaient cette île et son entour, il m’arriva de défaillir au point d’admettre cette absence d’origine personnelle ; abandonnant toute consistance, je m’imaginais crabe, poulpe dans un trou de poulpe, petit de poulpes dans une engeance de poulpes ; je me retrouvais à faire le crapautard2dans les bulles d’une vase ; mais le pire surgissait lorsque j’atteignais le point fixe d’une absence à moi-même : mon regard alors ne se posait sur rien, il captait juste l’auréole photogène3des choses qui se trouvaient autour de moi ; je me mettais à renifler, à grogner et à tendre l’oreille vers ce qui m’entourait ; dans ces moments-là, je cheminais avec la bouche ouverte dégoulinante de bave, et je me sentais mieux quand mes mains s’associaient à mes pieds dans de longues galopades ; puis je m’en sortais (allez savoir comment !) et, pour sauvegarder un reste d’humanité, je revenais à ces fièvres narratives qui allaient posséder mon esprit durant de longues années ; je n’avais rien trouvé de mieux que de m’inventer ma propre histoire, de m’ensourcer dans une légende ; je me l’écrivais sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate, avec le sentiment de la serrer en moi, à portée d’un vouloir ; sans doute jaillissait-elle d’un ou de deux grands livres restés enfouis dans mon esprit ; des livres déjà écrits par d’autres mais que je n’avais qu’à réécrire, à désécrire, dont je n’avais qu’à élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités, pour les remplir de ce que je devenais sans vraiment le savoir, et que j’aspirais à devenir sans être pour autant capable de l’énoncer ; [...]

    1- Castillan : habitant de la Castille, en Espagne (le nom de cette région vient du mot « castillo », petit château).
    2- Crapautard : mot inventé combinant « crapaud » et « têtard ».
    3- Photogène : qui génère de la lumière, luminescent.

     

    I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez â la question suivante (4 points) :

     A quoi sert le journal dansRobinson Crusoéde Daniel Defoe (texte A) ? Quelles fonctions les autres textes donnent-ils à l’écriture ?

    II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

    • Commentaire
      Vous commenterez le texte de Patrick Chamoiseau (texte D).
    • Dissertation
      Pensez-vous que toute création littéraire soit, d’une certaine manière, une réécriture ? Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les textes du corpus ainsi que sur les textes et les œuvres que vous avez étudiés et lus.
    • Invention
      Vous réécrirez les huit premières lignes du texte de Paul Valéry (texte B) en inventant un récit à la première ou à la troisième personne, qui complète, qui développe ou qui prolonge les images et les idées fragmentaires de cette « histoire brisée ».

     

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    Objet d'étude : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours.
    Corpus : 
    Texte A : Euripide,Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.C.
    Texte B : Charles Leconte de Lisle,Poèmes antiques, « Hélène », 1852.
    Texte C : Jean Giraudoux,La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Acte l, scène 9, 1935.
    Texte D : Guillaume Apollinaire,Le Guetteur mélancolique, « Hélène», édition posthume, 1952.

     

    Texte A : Euripide,Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.C.

    [Les Grecs ont vaincu les Troyens après une très longue guerre. La cause de cette guerre est l'enlèvement d'Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte, par Pâris, fils d'Hécube et de Priam, roi de Troie. Ménélas a l'intention de tuer son épouse dès leur retour en Grèce pour la punir d'avoir fui avec Pâris. Hélène vient de prendre la parole pour se défendre. Hécube, femme de Priam, mère d'Hector et de Pâris, tous deux morts à la guerre, s'oppose à Hélène, en présence du Coryphée. Ce dernier représente le chœur et intervient pour réguler le débat.]

    LE CORYPHÉE

    Reine, défends tes fils et ta patrie,
    et détruis l'effet de son éloquence, car elle parle bien
    alors qu'elle agit mal. C'est un danger qu'il faut parer. [...]

    HÉCUBE

    Or donc, c'est mon fils, as-tu dit, qui t'emmena de force.
    Quelqu'un à Sparte a-t-il rien vu de tel ? As-tu crié
    au secours ? Et pourtant Castor adolescent
    se trouvait là ainsi que son jumeau,
    n'étant pas encore au ciel parmi les astres1.
    Tu vins donc à Troie, les Grecs sur tes traces,
    et les batailles commencèrent.
    Lorsque l'on t'annonçait quelque succès de Ménélas
    tu le vantais, pour tourmenter mon fils
    par la pensée que son amour avait ce valeureux rival.
    Si la chance était du côté troyen, Ménélas cessait de compter.
    Tu ne voyais que le succès, en t'arrangeant toujours
    pour te trouver de son côté, sans considérer la vaillance.
    Puis tu viens nous parler de ces cordes que tu aurais
    fixées au rempart, pour t'évader, tenue à Troie contre ton gré !
    T'avons-nous jamais prise à suspendre un lacet,
    aiguiser un couteau, ce que toute femme de cœur
    ferait, dans le regret de son premier mari ?
    Et cependant, combien de fois t'ai-je avertie :
    « Ma fille, il faut partir. Laisse mes fils prendre d'autres épouses. Je t'aiderai à gagner les vaisseaux
    à leur insu. Mets fin à cette guerre
    entre les Grecs et nous ». Mais l'avis te blessait.
    Le palais d'Alexandre2plaisait à ton orgueil.
    Tu voulais devant toi des Barbares agenouillés.
    Rien pour toi ne comptait davantage.
    Et après tout cela tu oses te parer,
    et regarder le même ciel que ton époux, maudite que tu es !
    Tu devais arriver en rampant, couverte de haillons,
    trembler de peur, la tête rasée à la scythe3, tout humilité au lieu d'une telle impudence,
    après les crimes que tu as commis.
    Vois-tu bien, Ménélas, comment se conclut mon discours ?
    Accomplis la victoire grecque en immolant Hélène
    à ton honneur. Et pour toutes les femmes établis cette règle,
    que doit mourir celle qui trahit son époux.

    1. Hélène est, en effet, la soeur des jumeaux Castor et Pollux. Immortels (car fils de Zeus, comme Hélène), ils quittent la vie terrestre pour former, dans le ciel, la constellation des Gémeaux.
    2. Autre nom de Pâris.
    3. Les Scythes étaient un peuple de l'Antiquité

     

    Texte B : Charles Leconte de Lisle,Poèmes antiques, « Hélène », 1852.

    [Dans ce long poème dramatique, Leconte de Lisle retrace l'histoire de l'enlèvement d'Hélène par Pâris, depuis l'arrivée de ce dernier à Sparte en l'absence du roi Ménélas qui s'est rendu en Crète, jusqu'à la fuite d'Hélène avec Pâris. Lorsque Pâris se présente à la reine, cette dernière accomplit les devoirs de l'hospitalité avec une grande générosité. Mais Pâris lui avoue bien vite son amour et son désir de l'emmener à Troie avec lui: la déesse Aphrodite le lui a promis. Hélène refuse tout d'abord ce que le destin semble vouloir lui imposer.]

                            PÂRIS

    Hélène aux pieds d'argent, des femmes la plus belle,
    Mon cœur est dévoré d'une ardeur immortelle !

                           HÉLÈNE

    Je ne quitterai point Sparte aux nombreux guerriers,
    Ni mon fleuve natal et ses roses lauriers,
    Ni les vallons aimés de nos belles campagnes
    Où danse et rit encor l'essaim de mes compagnes,
    Ni la couche d'Atride1et son sacré palais.
    Crains de les outrager, Priamide2! fuis-les !
    Sur ton large navire, au-delà des mers vastes,
    Fuis ! et ne trouble pas des jours calmes et chastes.
    Heureux encor si Zeus, de ton crime irrité,
    Ne venge mon injure et l'hospitalité.
    Fuis donc, il en est temps ! Déjà sur l'onde Aigée3,
    Au mâle appel d'Hellas et d'Hélène outragée,
    Le courageux Atride excite ses rameurs :
    Regagne ta Phrygie4, ou, si tu tardes, meurs !
    [...] Étranger, je te hais !
    Ta voix m'est odieuse et ton aspect me blesse.
    Ô justes Dieux, grands Dieux! secourez ma faiblesse !
    Je t'implore, ô mon père, ô Zeus ! Ah ! si toujours
    J'ai vénéré ton nom de pieuses amours;
    Fidèle à mon époux et vertueuse mère,
    Si du culte d'Éros j'ai fui l'ivresse amère;
    Souviens-toi de Léda5, toi, son divin amant,
    Mon père ! et de mon sein apaise le tourment.
    Permets qu'en son palais où Pallas le ramène
    Le noble Atride encor puisse être fier d'Hélène.
    Ô Zeus, ô mon époux, ô ma fille, ô vertu,
    Sans relâche parlez à mon cœur abattu;
    Calmez ce feu secret qui sans cesse m'irrite !
    Je hais ce Phrygien, ce prêtre d'Aphrodite,
    Cet hôte au cœur perfide, aux discours odieux...
    Je le hais ! mais qu'il parte, et pour jamais !
    Grands Dieux ! Je l'aime ! C'est en vain que ma bouche le nie,
    Je l'aime et me complais dans mon ignominie !
    [...]
    Ne cesserez-vous point, Destins inexorables,
    D'incliner vers le mal les mortels misérables ?

    1. Ménélas. Il est le fils d'Atrée, donc de la race des Atrides.
    2. Pâris. Il est le fils de Priam, donc de la race des Priamides.
    3. La mer Égée.
    4. Région d'Asie Mineure où se situe Troie.
    5. Hélène est fille de Zeus et de Léda, une mortelle.

     

    Texte C : Jean Giraudoux,La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Acte l, scène 9, 1935.

    [Dans le contexte d'une Europe prête à s'embraser (La Guerre de Troie n'aura pas lieuest représentée pour la première fois le 22 novembre 1935), Giraudoux reprend le mythe d'Hélène et de la guerre de Troie. L'acte 1 présente l'intrigue de la pièce: Hector rentre de la guerre et apprend l'enlèvement d'Hélène par son frère Pâris. Las de se battre, il veut absolument éviter un terrible conflit avec les Grecs. Il demande alors à Pâris de rendre Hélène à Ménélas. Le jeune frère d'Hector propose à son aîné de s'entretenir avec Hélène : si elle accepte de partir, il acceptera de la rendre.]

     ACTE I, SCÈNE 9

    […]

    HECTOR : Et alors, entre ce retour vers la Grèce qui ne vous déplaît pas et une catastrophe aussi redoutable que la guerre, vous hésiterez à choisir ?

    HÉLÈNE : Vous ne me comprenez pas du tout, Hector. Je n’hésite pas à choisir. Ce serait trop facile de dire : je fais ceci, ou je fais cela, pour que ceci ou cela se fît. Vous avez découvert que je suis faible. Vous en êtes tout joyeux. L’homme qui découvre la faiblesse dans une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. Mais n’allez pourtant pas croire, parce que vous avez convaincu la plus faible des femmes, que vous avez convaincu l’avenir. Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin...

    HECTOR : Les subtilités et les riens grecs m’échappent.

    HÉLÈNE : Il ne s’agit pas de subtilités et de riens. Il s’agit au moins de monstres et de pyramides.

    HECTOR : Choisissez-vous le départ, oui ou non ?

    HÉLÈNE : Ne me brusquez pas... Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois.

    HECTOR : Je sais, vous l’avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ?

    HÉLÈNE : Non. Difficilement.

    HECTOR : On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.

    HÉLÈNE : Toute la pourpre de toutes les coquilles1ne me le rendrait pas visible.

    HECTOR : Voici ta concurrente, Cassandre2. Celle-là aussi lit l’avenir.

    HÉLÈNE : Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.

    HECTOR : Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes soeurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante3. Vous voyez cela, je pense ?

    HÉLÈNE : Non, du tout. C’est tout sombre.

    HECTOR : Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ?

    HÉLÈNE : Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.

    HECTOR : Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient ?

    HÉLÈNE : J’insulte quoi ?

    HECTOR : Vous doutez-vous que votre album de chromos4est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !... Qu’avez-vous ? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ?

    HÉLÈNE : Oui.

    HECTOR : Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas ?

    HÉLÈNE : Oui. C’est rouge vif.

    1. La couleur pourpre est obtenue grâce à une matière colorante d’un rouge vif extraite d’un mollusque.
    2. Sœur d’Hector et Pâris, fille de Priam et Hécube. Elle a reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir mais la malédiction de n’être crue par personne.
    3. Rouge pourpre.
    4. D’images naïves colorées.

     

    Texte D - Guillaume Apollinaire,Le Guetteur mélancolique, « Hélène», édition posthume, 1952.

    Sur toi Hélène souvent mon rêve rêva
    Tes beaux seins fléchissaient quand Pâris t’enleva
    Et savais-tu combien d’hommes avaient tes lèvres
    Baisé depuis Thésée jusqu’au gardeur de chèvres1


    Tu étais belle encor toujours tu le seras
    Et les dieux et les rois pour toi firent la guerre
    Car ton corps était nu et blanc2comme ton père
    Le cygne amoureux qui jamais ne chantera3


    Si ton corps toujours nu exercé à la lutte
    Inspirait l’amour Hélène fille d’un dieu
    Les hymnes sans flambeau ni joueuse de flûte4
    Nombreux qui aux matins cernaient de bleu tes yeux


    Avaient avec les ans que n’avouent pas les femmes
    Fait souffrir ton visage et tes lèvres fané5
    Mais tes grands yeux étaient encor jeunes ô dame
    Et le fard sur tes joues recouvrait les années


    Mais tu n’étais point vieille et tu dois vivre encore
    En quelque bourg de Grèce belle comme alors
    Tu n’étais pas plus belle quand te dépucela
    Le vainqueur de brigands Thésée qui te vola


    Quand on entend la femelle de l’alcyon6
    Chanter la mort est proche et pour vivre en nos rêves
    Immortelle et belle Hélène ô tentation
    Bouche-toi les oreilles ô vieille aux douces lèvres


    Quand te nomme un héros tous les hommes se lèvent
    Hélène ô liberté ô révolutions

    1. Le mythe raconte en effet que, très jeune, Hélène fut enlevée par Thésée. Le « gardeur de chèvres » fait référence à Pâris.
    2. Le mythe précise qu’Hélène fut enlevée nue par Pâris.
    3. Hélène est, en effet, la fille d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Léda. Selon la légende, Zeus se serait uni à Léda sous la forme d’un cygne. Toujours d’après la légende, les cygnes, au moment de mourir font entendre un chant admirable, chant que Zeus, transformé en cygne pour s’accoupler avec Léda, ne fera jamais entendre puisqu’il est immortel.
    4. Les flambeaux et les joueuses de flûte accompagnaient les mariages. Apollinaire évoque ici tous les amants qu’Hélène aurait eus hors mariage.
    5. Et avaient (…) fané tes lèvres.
    6. Dans la mythologie, l’alcyon est un oiseau marin fabuleux dont la rencontre était un présage de calme et de paix.

     

    I - Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

    Quels différents visages du personnage d'Hélène les textes du corpus proposent-ils au lecteur ?

    II - Travail d'écriture (16 points) :

    • Commentaire
      Vous commenterez le texte D, extrait duGuetteur mélancoliquede Guillaume Apollinaire.
    • Dissertation
      Selon vous, pour quelles raisons les mythes antiques ont-ils si durablement, et jusqu'à nos jours encore, inspiré les arts et les lettres ?
      Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les documents étudiés pendant l'année, ainsi que sur vos lectures et votre culture personnelles.
    • Invention
      Dans l'extrait desTroyennesd'Euripide, le Coryphée prie Hécube de détruire l'effet de l'éloquence d'Hélène qui « parle bien / alors qu'elle agit mal ». Imaginez cette tirade d'Hélène, prononcée devant Ménélas, Hécube et le Coryphée.
      Vous veillerez à bien tenir compte des informations apportées par le texte introductif. Vous écrirez votre texte en prose ou en vers.



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  • Objet d'étude : La poésie.
    Textes : 
    Texte A - Paul Verlaine : «Mon rêve familier»,Poèmes saturniens, 1866
    Texte B - Robert Desnos : «J'ai tant rêvé de toi», «A la mystérieuse»,Corps et biens, 1930
    Texte C - Paul Eluard : «La Dame de carreau»,Les Dessous d'une vie, 1926
    Texte D - Claude Roy : «Tant»,Le Voyage d'Automne, 1987.

     

    Texte A -Paul Verlaine : «Mon rêve familier»,Poèmes saturniens, 1866.

    Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
    D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
    Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
    Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

    Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
    Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
    Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
    Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

    Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
    Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
    Comme ceux des aimés que la Vie exila.

    Son regard est pareil au regard des statues,
    Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
    L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

     

    Texte B -Robert Desnos : «J'ai tant rêvé de toi», «A la mystérieuse»,Corps et biens, 1930.

      J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
      Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m'est chère ?
      J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
      Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
      Ô balances sentimentales.
      J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
      J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie.

     

    Texte C -Paul Eluard : «La Dame de carreau»,Les Dessous d'une vie, 1926.

       Tout jeune, j'ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de mon éternité, qu'un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
      Aimant l'amour. En vérité, la lumière m'éblouit.
      J'en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
      Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d'une vierge.
      A l'école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d'un problème, l'innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
      Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l'un à l'autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
      Ou bien, quand elle est malade, c'est sa main que je garde dans les miennes, jusqu'à en mourir, jusqu'à m'éveiller.
      Je cours d'autant plus vite à ses rendez-vous que j'ai peur de n'avoir pas le temps d'arriver avant que d'autres pensées me dérobent à moi-même.
      Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J'ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
      Et c'est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
      Mais ce n'est jamais la même femme.
      Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie,mais sans la reconnaître.
      Aimant l'amour.

     

    Texte D -Claude Roy : «Tant»,Le Voyage d'Automne, 1987.

    Tant je l'ai regardée    caressée    merveillée
    et tant j'ai dit son nom à voix haute et silence
    le chuchotant au vent le confiant au sommeil
    tant ma pensée sur elle s'est posée    reposée
    mouette sur la voile au grand large de mer
    que même si la route où  nous marchons l'amble
    ne fut et ne sera qu'un battement de cil du temps
    qui oubliera bientôt qu'il nous a vus ensemble
    je lui dis chaque jour merci d'être là

    et même séparés    son ombre sur un mur
    s'étonne de sentir mon ombre qui l'effleure

    Venise, mercredi 20 novembre 1985.

     

    ÉCRITURE

    I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points) :

    Justifiez le rapprochement entre les quatre poèmes.

    Il. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points) :

    • Commentaire :
       Vous rédigerez un commentaire du poème de Robert Desnos (texte B).
    • Dissertation :
      Paul Eluard, le poète "aimant l'amour", n'est pas tant amoureux d'une femme que de l'amour lui-même. La vocation de la poésie est-elle, selon vous, de célébrer l'amour, ou privilégiez-vous d'autres fonctions ?
      Vous vous appuierez pour répondre à cette question sur les textes du corpus et les poèmes que vous avez lus et étudiés.
    • Invention :
       Dans la préface d'une anthologie de poèmes d'amour que vous avez réunis, vous démontrez comment l'inspiration poétique et l'amour sont à vos yeux liés.
      Rédigez cette préface.
      Vous devrez nourrir votre préface de citations de poèmes et de références à des auteurs.

      haut de page

     

     

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  • Objet d'étude :le théâtre, texte et représentation.
    Corpus : 
    Texte A - MOLIERE,La Critique de l'Ecole des femmes(1663), scène 5
    Texte B - Edmond ROSTAND,Cyrano de Bergerac(1897), acte I, scène 3
    Texte C - Paul CLAUDEL,Le Soulier de satin(1929), Première journée, scène 1
    Texte D - Jean ANOUILH,Antigone(1944), Prologue.

     

    TEXTE A -  Molière,La Critique de L'Ecole des femmes.

     [La Critique de L'Ecole des femmesmet en scène un débat entre des personnages adversaires et partisans de la pièceL'Ecole des femmes, « quatre jours après » la première représentation. Quand Dorante entre en scène, la discussion est en cours.]

    SCÈNE V
    DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE.

    DORANTE
     Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.
    URANIE
     Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.
    LE MARQUIS
     Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu'on appelle détestable.
    DORANTE
     Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.
    LE MARQUIS
     Quoi ! Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
    DORANTE
     Oui, je prétends la soutenir.
    LE MARQUIS
     Parbleu ! je la garantis détestable.
    DORANTE
     La caution n'est pas bourgeoise1. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
    LE MARQUIS
     Pourquoi elle est détestable ?
    DORANTE Oui.
    LE MARQUIS
     Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
    DORANTE
     Après cela, il n'y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
    LE MARQUIS
     Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant2, Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui3j'étais, a été de mon avis.
    DORANTE
     L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
    LE MARQUIS
     Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre4y fait : je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.
    DORANTE
     Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air5, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l'autre jour sur le théâtre6un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Ce fut une seconde comédie, que le chagrin7de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée8, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d'or et de la pièce de quinze sols9ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
    LE MARQUIS
     Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai ! hai ! hai ! ! hai ! hai ! hai !
    DORANTE
     Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille10. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connaître ; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu ! Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d'une chose ; n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.

      1. Remarque moqueuse : une garantie était dite « bourgeoise » quand elle était fournie par une personne solvable. Le marquis est un aristocrate.
    2. méchant : mauvais, sans valeur.
    3. contre qui : à côté de qui.
    4. le parterre : les spectateurs, qui n'appartenaient pas à l'aristocratie, s'y tenaient debout.
    5. le « bel air » : les belles manières, celles des gens « de qualité ». Expression qui, après avoir été à la mode, s'employait souvent ironiquement.
    6. Certains spectateurs, appartenant à l'aristocratie, prenaient place sur des chaises, de chaque côté de la scène.
    7. chagrin : mauvaise humeur.
    8. Remarque moqueuse : en homme de bonne compagnie, puisqu'il s'offre lui-même en spectacle au public..
    9. Fait allusion au prix payé par les spectateurs assis aux places « sur le théâtre », et par ceux qui sont debout, au parterre.
    10. Mascarille : ce valet, dansLes Précieuses ridicules, singeait les marquis, ainsi ridiculisés par Molière.

     

    TEXTE B - Edmond Rostand,Cyrano de Bergerac.

     [Le premier acte est intitulé : « Une représentation à l'Hôtel de Bourgogne ». La didascalie initiale indique : « en 1640 ».]

    [...]

    LA SALLE
    Commencez !
    UN BOURGEOIS,dont la perruque s'envole au bout d'une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure.
                      Ma perruque !
    CRIS DE JOIE
                                         Il est chauve !...
     Bravo, les pages !... Ha ! ha ! ha !...
    LE BOURGEOIS,furieux, montrant le poing.
                                                      Petit gredin !
    RIRES ET CRIS,qui commencent très fort et vont décroissant.
    Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! (Silence complet)
    LE BRET,étonné.
                                          Ce silence soudain ?...
    Un spectateur lui parle bas
    .
     Ah ?...
    LE SPECTATEUR
                 La chose me vient d'être certifiée.
    MURMURES,qui courent.
     Chut ! - Il paraît ?... - Non ! - Si ! - Dans la loge grillée.
     - Le Cardinal ! - Le Cardinal ? - Le Cardinal1!
    UN PAGE
    Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !
    On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente
    .
    LA VOIX D'UN MARQUIS,dans le silence, derrière le rideau.2
     Mouchez cette chandelle3!
    UN AUTRE MARQUIS,passant la tête par la fente du rideau.
                                     Une chaise !
     Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparait, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.
    UN SPECTATEUR
                                                     Silence !
     On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.
    LE BRET, à Ragueneau,bas.
     Montfleury4entre en scène ?
    RAGUENEAU,bas aussi.
                                      Oui, c'est lui qui commence.
    LE BRET
     Cyrano n'est pas là.
    RAGUENEAU
                               J'ai perdu mon pari5.
    LE BRET
     Tant mieux ! tant mieux !
     On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.
    LE PARTERRE,applaudissant.
                                     
    Bravo, Montfleury ! Montfleury !

    1. Le cardinal Richelieu, qui assistait parfois aux spectacles, et qui faisait régner son autorité sur les lettres et les arts.
    2. Certains spectateurs, appartenant à l'aristocratie, prenaient place sur des banquettes et des chaises, de chaque côté de la scène.
    3. L'éclairage aux chandelles exigeait qu'on les éteigne et qu'on les remplace fréquemment.
    4..Montfleury. cet acteur a véritablement existé, jouant notamment à l'Hôtel de Bourgogne, puis dans la troupe de Molière.
    5. Ragueneau a parié que Cyrano, qui avait interdit à Montfleury de se produire « pour un mois », viendrait le chasser de la scène. Et, en effet Cyrano va faire bientôt son entrée.

     

    TEXTE C - Paul Claudel,Le Soulier de satin.

     PREMIÈRE JOURNÉE

    [...]

      Coup bref de trompette.

     La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du XVI°, à moins que ce ne soit le commencement du XVII° siècle. L'auteur s'est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu'à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu'un seul horizon.

    Encore un petit coup de trompette.
    Coup prolongé de sifflet comme pour la manœuvre d'un bateau.
    Le rideau se lève
    .

     SCÈNE PREMIÈRE
    L'Annoncier1, le Père Jésuite.

    L'ANNONCIER - Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l'Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne2à égaie distance de l'Ancien et du Nouveau Continent. On a parfaitement bien représenté ici l'épave d'un navire démâté qui flotte au gré des courants. Toutes les grandes constellations de l'un et de l'autre hémisphères, la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en bon ordre comme d'énormes girandoles3et comme de gigantesques panoplies4autour du ciel. Je pourrais les toucher avec ma canne. Autour du ciel. Et ici-bas un peintre qui voudrait représenter l'œuvre des pirates — des Anglais probablement — sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l'idée de ce mât, avec ses vergues et ses agrès5, tombé tout au travers du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles6ouvertes, de ces grandes taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l'une sur l'autre. Au tronçon du grand mât est attaché un Père Jésuite, comme vous voyez, extrêmement grand et maigre. La soutane déchirée laisse voir l'épaule nue. Le voici qui parle comme il suit : « Seigneur, je vous remercie de m'avoir ainsi attaché... » Mais c'est lui qui va parler. Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C'est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c'est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c'est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.

     (Sort l'Annoncier.)

        1. Annoncier : « devant le rideau baissé », ce personnage, « un papier à la main », a annoncé le titre de la pièce, « Le Soulier de satin ou Le Pire n'est pas toujours sûr, Action espagnole en quatre journées.»
    2. la Ligne : l'équateur.
    3. « girandoles » a ici le sens de guirlandes lumineuses.
    4. panoplie : à l'origine, armure complète d'un chevalier, ici ensemble d'objets de décoration.
    5. Les « vergues » servent à porter la voile ; les « agrès » désignent l'ensemble de ce qui concerne la mâture d'un navire.
    6. écoutilles : ouvertures pratiquées dans le pont d'un navire pour accéder aux entreponts et aux cales.

     

    TEXTE D - Jean Anouilh,Antigone.

      Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. lis bavardent, tricotent, jouent aux cartes. Le Prologue se détache et s'avance.

     LE PROLOGUE1

     Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir. Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste...  L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides. Il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place.

    1. Dans la tragédie grecque, le Prologue précédait l'entrée du chœur. De manière originale, Anouilh utilise le mot pour désigner un personnage et la première partie de la pièce.

     

    I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez d'abord â la question suivante (4 points) :

    Quelles attitudes de spectateur ces textes proposent-ils ?
    Vous répondrez de façon organisée et synthétique.

    II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :

    • Commentaire
      Vous ferez le commentaire du texte de Molière (texte A).
    • Dissertation
      Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ?
      Vous répondrez en faisant référence au corpus, aux œuvres étudiées en classe, et à celles que vous avez vues ou lues.
    • Invention
      DansCyrano de Bergerac, avant le lever du rideau,"Tout le monde s'immobilise. Attente."
       Vous allez assister à la représentation d'une pièce que vous connaissez. Les lumières s'éteignent progressivement. Vous découvrez alors l'espace scénique. Faites part de vos réactions, de cette expérience des premiers instants du spectacle.
      Attention, il ne s'agit ni de raconter la pièce, ni de la résumer

      

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