• Corpus sur les filles des eaux

    Contes, pièces, romans, nouvelles et poésie

    • Les sirènes dans l'Odyssée- Homère
    • Ondine- La Motte-Fouqué
    • La petite sirène- Andersen
    • Le silence des sirènes- Kafka 
    • Ondine- Giraudoux
    • L'inconnue de la Seine- Supervielle : L'Enfant de la Haute Mer
    • Les Sirènes- Apollinaire : Le Bestiaire
    • La Loreleï- Apollinaire : Alcools
    • Ma Sirène- Desnos : Destinée arbitraire 
    • Ondine- Aloysius Bertrand : Gaspard de la Nuit

     

    Texte 1 : l'épisode des sirènes dans l'Odyssée d'Homère

    v.29-58 - Traduction de Leconte de Lisle (1867)

    Et, pendant tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous restâmes, mangeant les chairs abondantes et buvant le vin doux. Et, quand Hèlios tomba, le soir survint, et mes compagnons s'endormirent auprès des câbles de la nef. Mais Kirkè, me prenant par la main, me conduisit loin de mes compagnons, et, s'étant couchée avec moi, m'interrogea sur les choses qui m'étaient arrivées. Et je lui racontai tout, et, alors, la vénérable Kirkè me dit :

    - Ainsi, tu as accompli tous ces travaux. Maintenant, écoute ce que je vais te dire. Un Dieu lui-même fera que tu t'en souviennes. Tu rencontreras d'abord les Seirènes qui charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant, et jamais sa femme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure, et ne se réjouiront. Les Seirènes le charment par leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d'un grand amas d'ossements d'hommes et de peaux en putréfaction. Navigue rapidement au delà, et bouche les oreilles de tes compagnons avec de la cire molle, de peur qu'aucun d'eux entende. Pour toi, écoute-les, si tu veux ; mais que tes compagnons te lient, à l'aide de cordes, dans la nef rapide, debout contre le mât, par les pieds et les mains, avant que tu écoutes avec une grande volupté la voix des Seirènes. Et, si tu pries tes compagnons, si tu leur ordonnes de te délier, qu'ils te chargent de plus de liens encore.

    v.142-200 

    Elle parla ainsi, et aussitôt Eôs s'assit sur son thrône d'or, et la noble Déesse Kirkè disparut dans l'île. Et, retournant vers ma nef, j'excitai mes compagnons à y monter et à détacher les câbles. Et ils montèrent aussitôt, et ils s'assirent en ordre sur les bancs, et ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons. Kirkè aux beaux cheveux, terrible et vénérable Déesse, envoya derrière la nef à proue bleue un vent favorable qui emplit la voile ; et, toutes choses étant mises en place sur la nef, nous nous assîmes, et le vent et le pilote nous conduisirent. Alors, triste dans le coeur, je dis à mes compagnons.

    - O amis, il ne faut pas qu'un seul, et même deux seulement d'entre nous, sachent ce que m'a prédit la noble Déesse Kirkè ; mais il faut que nous le sachions tous, et je vous le dirai. Nous mourrons après, ou, évitant le danger, nous échapperons à la mort et à la Kèr. Avant tout, elle nous ordonne de fuir le chant et la prairie des divines Seirènes, et à moi seul elle permet de les écouter ; mais liez-moi fortement avec des cordes, debout contre le mât, afin que j'y reste immobile, et, si je vous supplie et vous ordonne de me délier, alors, au contraire, chargez-moi de plus de liens.

    Et je disais cela à mes compagnons, et, pendant ce temps, la nef bien construite approcha rapidement de l'île des Seirènes, tant le vent favorable nous poussait ; mais il s'apaisa aussitôt, et il fit silence, et un Daimôn assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les déposèrent dans la nef creuse ; et, s'étant assis, ils blanchirent l'eau avec leurs avirons polis. Et je coupai, à l'aide de l'airain tranchant, une grande masse ronde de cire, dont je pressai les morceaux dans mes fortes mains ; et la cire s'amollit, car la chaleur du Roi Hèlios était brûlante, et j'employais une grande force. Et je fermai les oreilles de tous mes compagnons. Et, dans la nef, ils me lièrent avec des cordes, par les pieds et les mains, debout contre le mât. Puis, s'asseyant, ils frappèrent de leurs avirons la mer écumeuse.

    Et nous approchâmes à la portée de la voix, et la nef rapide, étant proche, fut promptement aperçue par les Seirènes, et elles chantèrent leur chant harmonieux :

    - Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d'écouter notre voix. Aucun homme n'a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s'éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troiens ont subi devant la grande Troie par la volonté des Dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière.

    Elles chantaient ainsi, faisant résonner leur belle voix, et mon coeur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher : mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens.

    Après que nous les eûmes dépassées et que nous n'entendîmes plus leur voix et leur chant, mes chers compagnons retirèrent la cire de leurs oreilles et me détachèrent.

    http://www.mediterranees.net/mythes/ulysse/epreuves/sirenes/leconte.html
     

     Texte 2 : Hans Christian Andersen, Incipit, « La petite sirène », Contes, 1850

     

     Bien loin dans la mer, l’eau est bleue comme les feuilles des bluets, pure comme le verre le plus transparent, mais si profonde qu’il serait inutile d’y jeter l’ancre, et qu’il faudrait y entasser une quantité infinie de tours d’église les unes sur les autres pour mesurer la distance du fond à la surface.

    C’est là que demeure le peuple de la mer. Mais n’allez pas croire que ce fond se compose seulement de sable blanc ; non, il y croît des plantes et des arbres bizarres, et si souples, que le moindre mouvement de l’eau les fait s’agiter comme s’ils étaient vivants. Tous les poissons, grands et petits, vont et viennent entre les branches comme les oiseaux dans l’air. À l’endroit le plus profond se trouve le château du roi de la mer, dont les murs sont de corail, les fenêtres de bel ambre jaune, et le toit de coquillages qui s’ouvrent et se ferment pour recevoir l’eau ou pour la rejeter. Chacun de ces coquillages referme des perles brillantes dont la moindre ferait honneur à la couronne d’une reine.

    Depuis plusieurs années le roi de la mer était veuf, et sa vieille mère dirigeait sa maison. C’était une femme spirituelle, mais si fière de son rang, qu’elle portait douze huîtres à sa queue tandis que les autres grands personnages n’en portaient que six. Elle méritait des éloges pour les soins qu’elle prodiguait à ses six petites filles, toutes princesses charmantes. Cependant la plus jeune était plus belle encore que les autres ; elle avait la peau douce et diaphane comme une feuille de rose, les yeux bleus comme un lac profond ; mais elle n’avait pas de pieds : ainsi que ses sœurs, son corps se terminait par une queue de poisson.

    Toute la journée, les enfants jouaient dans les grandes salles du château, où des fleurs vivantes poussaient sur les murs. Lorsqu’on ouvrait les fenêtres d’ambre jaune, les poissons y entraient comme chez nous les hirondelles, et ils mangeaient dans la main des petites sirènes qui les caressaient. Devant le château était un grand jardin avec des arbres d’un bleu sombre ou d’un rouge de feu. Les fruits brillaient comme de l’or, et les fleurs, agitant sans cesse leur tige et leurs feuilles, ressemblaient à de petites flammes. Le sol se composait de sable blanc et fin, et une lueur bleue merveilleuse, qui se répandait partout, aurait fait croire qu’on était dans l’air, au milieu de l’azur du ciel, plutôt que sous la mer. Les jours de calme, on pouvait apercevoir le soleil, semblable à une petite fleur de pourpre versant la lumière de son calice.

    Chacune des princesses avait dans le jardin son petit terrain, qu’elle pouvait cultiver selon son bon plaisir. L’une lui donnait la forme d’une baleine, l’autre celle d’une sirène ; mais la plus jeune fit le sien rond comme le soleil, et n’y planta que des fleurs rouges comme lui. C’était une enfant bizarre, silencieuse et réfléchie. Lorsque ses sœurs jouaient avec différents objets provenant des bâtiments naufragés, elle s’amusait à parer une jolie statuette de marbre blanc, représentant un charmant petit garçon, placée sous un saule pleureur magnifique, couleur de rose, qui la couvrait d’une ombre violette. Son plus grand plaisir consistait à écouter des récits sur le monde où vivent les hommes. Toujours elle priait sa vieille grand’mère de lui parler des vaisseaux, des villes, des hommes et des animaux.

    Elle s’étonnait surtout que sur la terre les fleurs exhalassent un parfum qu’elles n’ont pas sous les eaux de la mer, et que les forêts y fussent vertes.

    Elle ne pouvait pas s’imaginer comment les poissons chantaient et sautillaient sur les arbres. La grand’mère appelait les petits oiseaux des poissons ; sans quoi elle ne se serait pas fait comprendre.

    « Lorsque vous aurez quinze ans, dit la grand’mère, je vous donnerai la permission de monter à la surface de la mer et de vous asseoir au clair de la lune sur des rochers, pour voir passer les grands vaisseaux et faire connaissance avec les forêts et les villes. »

     

    Texte 3 : Le silence des sirènes- Kafka

    Comme preuve que des moyens insuffisants, puérils même, peuvent servir au salut :

    Pour se préserver des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. Tous les voyageurs, sauf ceux que les Sirènes attiraient de loin, auraient pu depuis longtemps faire de même, mais le monde entier savait que cela ne pouvait d’être d’aucun secours. La voix des Sirènes perçait tout et la passion des hommes séduits eût fait éclater des choses plus solides que les chaînes et un mât. Mais bien qu’il en eût peut-être entendu parler, Ulysse n’y pensait pas. Il se fiait absolument à sa poignée de cire et à son paquet de chaînes, et toute à la joie innocente que lui procuraient ses petits expédients, il alla au-devant des Sirènes.

    Or, les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence. Au sentiment de les avoir vaincues par sa propre force et à l’orgueil violent qui en résulte, rien de terrestre ne saurait résister.

    Et de fait, quand Ulysse arriva, les puissantes Sirènes cessèrent de chanter, soit qu’elles crussent que le silence seul pouvait encore venir à bout d’un pareil adversaire, soit que la vue de la félicité peinte sur le visage d’Ulysse leur fît oublier tous leurs chants.

    Mais Ulysse, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’entendit pas leur silence ; il crut qu’elles chantaient et que lui seul était préservé de les entendre ; il vit d’abord distraitement la courbe de leur cou, leur souffle profond, leurs yeux pleins de larmes, leur bouche entrouverte, mais il crut que tout cela faisait partie des airs qui se perdaient autour de lui. Mais bientôt tout glissa devant son regard fixé au loin ; les Sirènes disparurent littéralement devant sa fermeté et c’est précisément lorsqu’il fut le plus près d’elles qu’il ignora leur existence.

    Mais elles, plus belles que jamais, s’étirèrent, tournèrent sur elles-mêmes, laissèrent leur terrifiante chevelure flotter librement au vent et leurs griffes se détendirent sur le roc. Elles ne désiraient plus séduire, elles ne voulaient plus que retenir le plus longtemps possible au vol le reflet des grands yeux d’Ulysse. Si les Sirènes avaient eu une conscience, elles se fussent alors anéanties. Mais telles qu’elles étaient, elles restèrent ; seul Ulysse leur a échappé.

    La tradition rapporte d’ailleurs un complément à cette version. Ulysse, dit-on, était si fertile en inventions que la déesse Destinée elle-même ne pouvait lire dans son coeur. Il est possible – encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir – qu’il ait réellement remarqué que les Sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier.

    Franz Kafka (1917), dans Récits et fragments narratifs, La Pléiade, traduction Marthe Robert.

    https://krotchka.wordpress.com/2009/03/19/le-silence-des-sirenes/

     

    Texte 4 : Les Sirènes- Apollinaire- Le Bestiaire

    Corpus sur la sirène

      
     
    Les Sirènes

     

    Sachè-je d’où provient, Sirènes, votre ennui
    Quand vous vous lamentez, au large, dans la nuit ?
    Mer, je suis comme toi, plein de voix machinées
    Et mes vaisseaux chantants se nomment les années. 

     

    Texte 5 : Ma sirène- Desnos

    Ma sirène

    Robert DESNOS
    Recueil : "Destinée arbitraire"

    Ma sirène est bleue comme les veines où elle nage
    Pour l’instant elle dort sur la nacre
    Et sur l’océan que je crée pour elle
    Elle peut visiter les grottes magiques des îles saugrenues
    Là des oiseaux très bêtes
    conversent avec des crocodiles qui n’en finissent plus
    Et les oiseaux très bêtes volent au-dessus de la sirène bleue
    Les crocodiles retournent à leur boire
    Et l’île n’en revient pas
    ne revient pas d’où elle se trouve
    où ma sirène et moi nous l’avons oubliée

    Ma sirène a des étoiles très belles dans son ciel
    Des étoiles blondes aux yeux noirs
    Des étoiles rousses aux dents étincelantes
    et des étoiles brunes aux beaux seins
    Chaque nuit trois par trois
    alternant la couleur de leurs cheveux
    Ces étoiles visitent ma sirène
    Cela fait beaucoup d’allées et venues dans le ciel
    Mais le ciel de ma sirène n’est pas un ciel ordinaire

    Ma sirène a sept bateaux sur son océan
    Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi
    Samedi et Dimanche
    Les uns à vapeur les autres à voiles
    Les uns rapides les autres lents
    Mais tous beaux mais tous charmants
    avec des marins connaissant leur métier

    Ma sirène a des savons de toutes formes et de toutes couleurs
    C’est pour laver sa jolie peau
    Ma sirène a beaucoup de savons
    L’un pour les mains
    L’autre pour les pieds
    Un pour hier
    Un pour demain
    Un pour chacun des yeux
    Et celui-là pour sa queue d’écailles
    Et cet autre pour les cheveux
    Et encore un pour son ventre
    Et encore un pour ses reins

    Ma sirène ne chante que pour moi
    J’ai beau dire à mes amis de l’écouter
    Personne ne l’entendit jamais
    Excepté un, un seul
    Mais bien qu’il ait l’air sincère
    Je me méfie car il peut être menteur.

    http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/ma-sirene

     

    Texte 6 : Ondine- Aloysius Bertrand

     «  Ecoute ! – Ecoute ! – C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.

    – Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air.

    – Ecoute ! – Ecoute ! – Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ! »

    **
    Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.

    Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.

     

     

    Texte 7 : "L'inconnue de la Seine"- conte tiré du recueil L'Enfant de la haute mer. (1931)- Jules Supervielle

     

     

    Une jeune fille s’est jetée, depuis Paris, dans la Seine. Elle veut que sa noyade l’emmène jusque dans la mer mais elle désespère d’y parvenir. Un homme, noyé de longue date, vient à son aide et lui fait découvrir l’univers sous-marin où vivent de nombreux disparus en mer.  Mais assez vite, la jeune fille ressent un peu d’ennui. Dans le passage qui suit, cette jeune fille, appelée « L’Inconnue de la Seine » s’entretient avec une autre noyée appelée « La Naturelle ».

    « Pourquoi me suis-je jetée à l’eau ? Pensait la nouvelle venue. J’ignore même si j’étais là-haut une femme ou une jeune fille. Ma pauvre tête n’est plus peuplée que d’algues et de coquillages. Et j’ai fort envie de dire que cela est très triste, bien que je ne sache plus au juste ce que ce mot signifie. »

    La voyant ainsi peinée, une autre jeune fille s’approcha qui avait fait naufrage deux ans auparavant et qu’on appelait La Naturelle :

    - Le séjour dans les profondeurs, vous verrez, lui dit-elle, vous donnera une confiance très grande. Mais il faut laisser aux chairs le temps de se reformer, de devenir suffisamment denses, pour que le corps ne remonte pas à la surface[1]. Ne pas être là à vouloir manger et boire. Ces enfantillages passent vite. Et je pense que bientôt de vraies perles vous sortiront des yeux quand vous vous y attendrez le moins, ce sera le signe précurseur de l’acclimatation.

    - Que fait-on ici ? demanda l’Inconnue de la Seine au bout d’un moment.

    - Mille choses ; on ne s’ennuie pas, je vous assure. On visite le fond de la mer pour y recueillir des isolés et les ramener ici, augmenter la puissance de notre colonie. Quelle émotion lorsqu’on en découvre un qui se croit condamné à une solitude éternelle dans notre grande prison de cristal ! Comme il titube et s’accroche aux plantes marines ! Comme l se cache ! Il croit voir partout des requins. Et puis voici un homme comme lui qui s’en vient et l’emporte dans ses bras à la façon d’un infirmier après la bataille, vers des régions où il n’aura plus rien à redouter.

    - Et les bateaux qui coulent, en voyez-vous souvent ?

    - Une fois seulement j’ai vu tomber au fond de la mer mille et mille choses destinées à la surface. Tout cela qui nous arrivait dessus, dégringolait dans l’eau : de la vaisselle, des malles, des cordages et même des voitures d’enfants. Il fallut aller secourir ceux qui restaient dans les cabines, enlever tout d’abord leur ceinture de sauvetage. De vigoureux Ruisselants[2], la hache à la main, délivraient les naufragés. Et, la hache cachée, les rassuraient de leur mieux. On rangeait les provisions de toutes sortes dans les entrepôts qui se trouvent sous notre terre à nous, celle qui est sous la mer.

    - Mais puisqu’on n’a plus de besoins ?

    - Nous feignons d’en avoir pour que le temps pèse moins.

     

    [1] Lorsque la jeune femme a été secourue, on lui a mis au pied un poids de plomb pour empêcher qu’elle ne remonte à la surface, ce qui causerait sa « mort ».

    [2] Les Ruisselants : c’est le nom des habitants de ce peuple sous-marin.

     

    Texte 8 : La Loreleï- Apollinaire

    à Jean sève

     

    À Bacharach il y avait une sorcière blonde
    Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde

    Devant son tribunal l'évêque la fit citer 
    D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté

    Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries 
    De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

    Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits 
    Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri

    Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
    Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

    Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley 
    Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé

    Evêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge 
    Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

    Mon amant est parti pour un pays lointain 
    Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien

    Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure 
    Si je me regardais il faudrait que j'en meure

    Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là
    Mon cœur me fit si mal du jour où il s'en alla

    L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
    Menez jusqu'au couvent cette femme en démence

    Vat-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblant
    Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

    Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre
    La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres

    Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
    Pour voir une fois encore mon beau château

    Pour me mirer une fois encore dans le fleuve 
    Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves

    Là haut le vent tordait ses cheveux déroulés
    Les chevaliers criaient Loreley Loreley

    Tout là bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
    Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle

    Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient
    Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

    Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley
    Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

    Guillaume Apollinaire (1880 - 1918), Alcools

     

     

                                                        

     

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